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L'Histoire de France, de l'Europe & du Monde

En 1919, en pleine guerre civile contre les Blancs (partisans du pouvoir tsariste), dans un contexte de Terreur et de famine, alors que l’industrie est au plus mal et que le marché noir se développe, des membres du nouveau pouvoir soviétique (Larine, Boukharine, Preobrajenski) décident de mettre en place une réforme économique surréaliste : l’abolition de l’argent ! C’est l’historien américain Richard Pipes qui présente de manière relativement détaillée ce projet grotesque dans La Révolution russe.

Le projet d’abolition de l’argent

En 1918-1919, alors que la planche à billets tourne pour assurer le fonctionnement de l’Etat russe (le système de perception des impôts étant totalement désorganisé), les idéologues bolchéviques se questionnent : faut-il tenter de maintenir la valeur du rouble ou supprimer l’argent ? Dans l’aile gauche du parti communiste, certains bolchéviks jugent que l’argent est incompatible avec le système socialiste et qu’abolir l’argent mettrait fin à l’économie de marché et par voie de conséquence au capitalisme. Le système monétaire doit être remplacé par un système d’allocation de biens sur la base de coupons délivrés par l’Etat. L’Etat communiste serait ainsi responsable de la production et de la distribution. Ces idéologues trouvent probablement aussi leur inspiration chez Marx qui avait qualifié l’argent de « prostituée universelle, [d]‘entremetteuse générale des hommes et des peuples. » (Manuscrits de 1844)

Pour Marx, l’argent déshumanise l’Homme : « Ce que je peux m’approprier grâce à l’argent, écrit Marx, ce que je peux payer, autrement dit ce que l’argent peut acheter, je le suis moi-même, moi le possesseur de l’argent. Les qualités de l’argent sont mes qualités et mes forces essentielles en tant que possesseur d’argent. Ce que je suis et ce que je puis, ce n’est nullement mon individualité qui en décide. Je suis laid, mais je puis m’acheter la femme la plus belle. Je ne suis pas laid, car l’effet de la laideur, sa force repoussante est annulée par l’argent. Personnellement je suis paralytique mais l’argent me procure vingt-quatre pattes ; je ne suis donc pas paralytique. Je suis méchant, malhonnête, dépourvu de scrupules, sans esprit, mais l’argent est vénéré, aussi le suis-je de même, moi, son possesseur » (Manuscrits de 1944). Fétiche universel, l’argent est pour Marx à la base du système capitaliste, le capitaliste poursuivant l’accumulation sans fin de l’argent pour lui-même (« Il est de lui comme du conquérant que chaque conquête nouvelle ne mène qu’à une nouvelle frontière. » dans Le Capital). L’argent apparaît être l’une des racines du mal capitaliste. Qu’à cela ne tienne : « La société communiste ne connaîtra plus l’argent » disent Preobrajenski et Boukharine.

L’inflation illimitée

Comment se débarrasser de l’argent ? L’idée vient à Larine, un proche de Lénine, d’ôter la valeur de l’argent par l’inflation en faisant tourner la planche à billets à plein régime. L’objectif d’abolition de l’argent est adopté en mars 1919 par le parti communiste. Le 15 mai 1919, la Banque du Peuple est autorisée à émettre de l’argent de façon illimitée. L’industrie de fabrication de l’argent devient la principale industrie du pays, mobilisant plus de 13.000 ouvriers. L’or détenu par la Russie est vendu pour pouvoir importer de l’encre et du papier ! L’impression du rouble finit par coûter plus cher que sa valeur réelle. Les services publics (poste, télégraphe, transports, …) deviennent gratuits car le coût pour l’Etat de l’impression du rouble pour payer ces services lui fait perdre de l’argent. Les hommes à la tête du projet se réjouissent ; l’économiste Preobrajenski dédie ainsi l’un de ses livres « aux planches à billet du commissariat aux Finances, cette mitrailleuse qui a visé le régime bourgeois en plein cul : le système monétaire ».

Pendant l’année 1919, la quantité de papier-monnaie en circulation est quasiment multipliée par quatre ; en 1920 elle est quasiment multipliée par cinq ; et pendant les six premiers mois de 1921 elle double encore. Du 1er janvier 1917 au 1er janvier 1923, la quantité d’argent augmente 200.000 fois et les prix sont multipliés par dix millions. Au dixième congrès du parti communiste en mars 1921, Preobrajenski exulte, se félicitant que la Russie ait fait mieux que la Révolution française (les assignats révolutionnaires s’étant dépréciés 500 fois lorsque leur cours était au plus bas).

Début février 1921, un décret abolissant officiellement l’argent est sur le point d’être publié mais le gouvernement fait machine arrière avec la mise en place de la NEP. C’est la fin de l’utopie consistant à mettre en place une société sans argent. En novembre 1921 la lutte contre l’inflation commence avec la mise en circulation d’un nouveau rouble (ce qui ne suffit pas à la faire reculer) et en octobre 1922 la Banque du Peuple met en circulation un nouveau billet de banque (les tchervonets) assurés d’une parité égale à 7,7 grammes d’or fin. En 1924, le rouble est retiré et remplacé par un rouble-bon du Trésor qui fait office de monnaie intérieure quand les tchervonets servent de monnaie devise, ce qui va permettre un retour progressif à la normale …

Bibliographie :
Henri DUNAJEWSKI, « Le rouble soviétique face aux principales devises occidentales », Revue d’études comparatives Est-Ouest, 1987, vol. 18, pp. 35-37.
Orlando FIGES, La Révolution russe, Paris, Denoël, 2007.
Richard PIPES, La Révolution russe, Paris, PUF, 1993. (ouvrage le plus complet sur ce projet d’abolition de l’argent)

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