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L'Histoire de France, de l'Europe & du Monde

Plus d’un million : c’est le nombre total de chrétiens européens capturés par les corsaires d’Alger, de Tunis et de Tripoli en trois siècles (du XVIe siècle au début du XIXe siècle) selon l’historien américain Robert C. Davis. Cet esclavage oublié constitua un réel traumatisme pour les populations des côtes et des îles de Méditerranée durant l’époque moderne. Ce n’est pourtant qu’au XIXe siècle que les Européens réagirent jusqu’à la conquête française d’Alger en 1830 qui marqua la fin de ce trafic.

La capture des esclaves

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Un navire français et des pirates barbaresques (vers 1615).

Les corsaires barbaresques, à la différence des esclavagistes européens qui se contentent d’acheter les esclaves aux potentats africains, sont impliqués dans toutes les étapes de la traite, de la capture à la vente. Pas besoin pour eux de réunir un gros capital initial (pour acheter les marchandises à échanger) : il suffit d’équiper les bateaux, constituer assez de provisions et disposer d’un nombre de rameurs suffisant.

À Alger, le lancement des galères s’accompagne de réjouissances : deux ou trois moutons sont égorgés et jetés à la mer et es fêtes accompagnaient les départs. Ces galères sont légères, rapides et abritaient deux cents rameurs, parfois plus, attachés sur leurs bancs et motivés par le fouet. Ces rameurs esclaves sont loués à leurs propriétaires maures ou turcs ; à ces rameurs s’ajoutent des volontaires les bonavoglie. Pour tromper l’ennemi sont utilisés de faux pavillons et les annonces ne sont lancées que par des renégats parlant une langue des chrétiens. Ne sont ciblés généralement que des navires sans défense en Méditerranée : barques de pêcheurs ou navires marchands non défendus. Néanmoins, les corsaires de Salé (cité à l’Ouest de Gibraltar, mais ce ne sont pas les seuls), souvent des Andalous ou Européens convertis à l’Islam, n’hésitent pas quant à eux à s’aventurer jusqu’en mer du Nord, au large de l’Islande ou au large de Terre-Neuve ! Des incursions côtières sont également menées avant le milieu du XVIIe siècle, sur les côtes d’Espagne et d’Italie notamment, encore mal défendues. La fuite des villageois en bord de mer est responsable du déclin démographique des villages sur les côtes. Ces captures et pillages sur les côtes sont plus rares après le milieu du XVIIe siècle mais frappent d’autant plus l’opinion : un grand émoi suit la capture de 700 habitants de l’île de Tabarca (sous le contrôle de Gênes) en 1741 par le bey de Tunis.

Au retour, les capitaines font retentir des coups de canon plus ou moins importants selon l’importance du butin, arrivées accompagnées de fêtes. À Alger, principale cité corsaire, le pacha prend un septième des prises (hommes et marchandises) ; le raïs et ceux qui ont investi dans la course gardent les autres marchandises et captifs ; les hommes armés se partagent l’argent et les bijoux.

Être esclave en Barbarie

Les captifs sont présentés sur un marché où il sont vendus aux enchères. Le trinitaire Pierre Dan raconte dans son Histoire de la Barbarie (milieu du XVIIe s.) : « des courtiers, lesquels, bien versés en ce métier, les promènent enchaînés le long du marché, criant le plus haut qu’ils peuvent à qui veut les acheter, … les font mettre tous nus, comme bon leur semble, sans aucune honte… Ils considèrent de près s’ils sont forts ou faibles, sains ou malades, et s’ils n’ont point quelque plaie ou quelque maladie honteuse qui les puisse empêcher de travailler… » Si les enchères peuvent monter haut pour les hommes jeunes et robustes, les vieillards et infirmes sont vendus pour une bouchée de pain.

Les conditions de vie sont très hétérogènes. Certains ont la « chance » d’obtenir une situation peu exposée, comme le service de la maison (domestiques, laquais). Lors d’un dîner à la villa de Mehmed Chelebi en dehors de Tunis, l’émissaire français Laurent d’Arvieux se voit ainsi servi par « une troupe d’esclaves fort proprement vêtus » puis il assiste à « un concert de harpes, de violons, de guitares, d’impériales, de cistres, d’angéliques, sur lesquels les esclaves […] jouèrent parfaitement bien des airs italiens et espagnols » (Mémoires du chevalier d’Arvieux, Paris, 1735). Moins heureux sont les esclaves destinés à servir dans l’exploitation des carrières, dans la construction, dans les champs ou sur les galères. Le père Dan écrit que « de tous les maux que les pauvres captifs sont contraints d’endurer, le pire sans doute est celui qu’ils souffrent dans les galères des Turcs et des Barbares. Car n’est-ce pas une chose pitoyable […] que depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher leur bras éprouve sans cesse le pénible travail d’une rame, que leur corps presque tout nu est à tout moment chargé de coups de bâton ». Ceux qui finissent sur les galères sont généralement ceux qui n’ont aucun savoir-faire particulier leur permettant d’être employés à d’autres travaux. La demande de rameurs a été la plus forte dans les régences barbaresques entre la fin des années 1580 et le début des années 1640 : 10.000 à 15.000 rameurs sont alors nécessaires pour armer les flottes.

Combien d’esclaves d’origine européenne vivent en Barbarie ? En prenant les estimations les plus basses pour la période 1580-1680, Robert C. Davis arrive à une moyenne de 27.000 esclaves pour Alger et ses dépendances, 6000 pour Tunis et 2000 pour Tripoli et les plus petits centres, donc 35.000 esclaves vivant en permanence en Afrique du Nord. En se basant sur le taux de mortalité chaque année, en prenant en compte les rachats d’esclaves et les quelques évasions, Davis estime que les corsaires ont probablement dû capturer en moyenne 8500 esclaves par an (entre 1580 et 1680) pour maintenir le stock au niveau de 35.000. Il est ainsi permis de dire que, sur deux siècles et demi, cette traite toucha plus d’un million d’Européens.

Les rachats

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Audience du Dei d’Alger donnée le 2 décembre 1719 à Mr Dusault, envoyé de France accompagné des Religieux Trinitaires pour le rachat des Captifs.

Bon nombre d’institutions charitables se donnent pour mission de racheter les chrétiens capturés par les Barbaresques. Elles appellent souverains, seigneurs, notables, ecclésiastiques à la compassion. La papauté en premier lieu intervient pour venir en aide aux malheureux. De 1566 à 1592, plus de 6000 lettres sont rédigées pour des collectes destinées à racheter des chrétiens (pas seulement aux Barbaresques mais aussi aux Turcs des Balkans). Des ordres religieux récoltent aussi des fonds et envoient des hommes en terre d’Islam racheter les captifs, en particulier l’Ordre de la Sainte Trinité (fondé en 1198 à Marseille) et l’ordre de Notre-Dame-de-la-Merci (fondé en 1218 à Barcelone). Face à la recrudescence des captifs au XVIe siècle, les puissances publiques s’engagent aussi dans les rachats, souvent par le biais d’une confrérie préexistante et recevant une rente destinée à cette mission.

La solidarité n’est cependant pas l’apanage des religieux ou des Etats ; nombre de confréries professionnelles récoltent aussi des dons accumulés dans des caisses communes et servant à racheter des captifs de la confrérie, telle la Confrérie des pêcheurs de Barcelone ou celle des cordonniers de Valence : « Si un de nos confrères, pour ses péchés et ses malheurs, se trouve captif et qu’il ne puisse payer sa rançon, chacun devra donner, par pitié et pour l’amour de Dieu, deux sous pour cette rançon. »

Quelle est la proportion des rachats ? Quelques chiffres sont connus : les seuls Trinitaires espagnols purent libérer un peu plus de 15.000 esclaves au cours du XVIIe siècle. Des chercheurs sont allés jusqu’à estimer que 100.000 captifs furent rachetés par les Trinitaires. Même avec l’aide des Mercédaires, il semble néanmoins que la probabilité de mourir à l’état d’esclave ait été bien plus forte que celle de retourner au pays. Cela dépendait en grande partie de la condition sociale (noble, ecclésiastique, … ou simple paysan, marin, soldat, …), de la nationalité et de la religion. Des Etats comme l’Angleterre, la Hollande ou Venise sont alors peu actifs dans les rachats au point que des esclaves adressent des lamentations à leur gouvernement se plaignant d’avoir été complètement abandonnés, tels des Piémontais captifs en 1786.

Il faut attendre le début du XIXe siècle pour que les puissances européennes et les Etats-Unis réagissent vigoureusement. Entre 1801 et 1815, les Etats-Unis, touchés par la piraterie des Barbaresques, mènent deux guerres victorieuses en Méditerranée contre les corsaires. En 1816, le commandant de la Royal Navy, le vicomte Exmouth, bombarde Alger et obtient la libération de tous les esclaves chrétiens. Mais ce n’est qu’en 1830 que la France met un terme définitif au fléau de la piraterie barbaresque en prenant Alger, événement qui marque le début de la conquête de l’Algérie.

Bibliographie :
Robert C. DAVIS, Esclaves chrétiens, maîtres musulmans, Paris, éd. Jacqueline Chambon, 2006 (publié en langue anglaise en 2003).
Jacques HEERS, Les Barbaresques. La course et la guerre en Méditerranée, XIVe-XVIe siècle, Paris, Perrin, 2001.
Bernard LUGAN, Histoire de l’Afrique, des origines à nos jours, Paris, Ellipses, 2009.

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