Philisto

L'Histoire de France, de l'Europe & du Monde

Le 17 février 1892, le pape Léon XIII frappe un grand coup sur l’opinion publique. Ce jour-là est publiée une interview du souverain pontife dans Le Petit Journal, grand quotidien populaire. Qu’y dit-il ? « Je suis d’avis que tous les citoyens doivent se réunir sur le terrain légal ; chacun peut garder ses préférences intimes ; mais dans le domaine de l’action il n’y a que le gouvernement que la France s’est donné. La République est une forme de gouvernement aussi légitime que les autres. » Le pape appelle donc les monarchistes catholiques à rendre les armes face à la République et à la servir loyalement. Cet entretien, complété par une encyclique le même jour, donne un caractère officiel à la politique du Ralliement de l’Église à la République et bouleverse la vie politique française.

La préparation du terrain (1889-1891)

Un contexte propice ?

Les élections législatives de 1889 en France marquent un nouveau recul des opposants à la République. Les royalistes obtiennent 86 sièges et les bonapartistes 52, soit une perte d’environ 70 sièges pour les conservateurs par rapport aux élections de 1885. Une nouvelle génération a désormais atteint l’âge de voter sans avoir connu autre chose que la République et l’espoir d’une restauration monarchique n’a jamais paru aussi mince. Or, les républicains au pouvoir mènent une politique anticléricale depuis le début des années 1880 : expulsion des Jésuites (1880), abrogation du repos dominical (1880), laïcisation de l’enseignement (1882) puis du personnel enseignant (1886), mais aussi d’autres mesures symboliques comme la suppression des prières aux rentrées parlementaires (1884). Les radicaux, de plus en plus nombreux d’élection en élection, réclament quant à eux la séparation de l’Église et de l’État et donc la suppression du budget des cultes. L’Église est alors associée aux monarchistes et la combattre revient à combattre les forces de la réaction.

Le pape Léon XIII mène une politique d’apaisement avec les différents gouvernements français depuis les années 1880. En 1884 Léon XIII a publié, à destination de la France, l’encyclique Nobilissima gallorum gens dans lequel il recommandait aux catholiques de cesser toute opposition systématique à l’égard du gouvernement. En 1887, le pape a félicité le groupe parlementaire de l’Union des Droites d’avoir adopté une neutralité bienveillante à l’égard du ministère Rouvier (un pacte secret avait été conclu avec les monarchistes : neutralité de ceux-ci en échanges de la fin de la politique de laïcisation). Lors de la crise boulangiste, l’Eglise s’est abstenue. Après la défaite des conservateurs en 1889, Léon XIII décide de passer un nouveau cap. Prenant acte de l’enracinement de la République, il appelle les catholiques à accepter la République, cesser de la combattre, pour apaiser les tensions entre l’Église et l’État et mettre fin à la politique anticléricale. Son idée profonde est d’encourager la création d’un grand parti conservateur républicain dans le cadre des institutions existantes, défendant l’ordre et la religion ; un parti conservateur mais non réactionnaire, ayant définitivement renoncé à restaurer la monarchie et préoccupé par les questions sociales.

Le toast du cardinal Lavigerie

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Le cardinal Lavigerie
par Léon Bonnat.

Il paraît cependant dangereux que le pape prenne directement la parole, les réactions des monarchistes et du clergé français étant difficiles à prévoir. C’est le cardinal Lavigerie, archevêque d’Alger, qui va jouer le rôle de « poisson-pilote ». Il est pour cela reçu par le souverain pontife du 10 au 14 octobre 1890. Un mois plus tard, il profite de la visite d’une escadre à Alger pour lancer le mouvement du Ralliement. Premier personnage d’Algérie en l’absence du gouverneur, il offre le 12 novembre 1890 un banquet à l’amiral Duperré et aux officiers de marine. Au dessert, il se lève et lit la déclaration préparée contenant le passage suivant : « lorsque la volonté d’un peuple s’est nettement affirmée, que la forme de gouvernement n’a rien en soi de contraire, comme le proclamait dernièrement Léon XIII, aux principes qui seuls peuvent faire vivre les nations chrétiennes et civilisées ; lorsqu’il faut, pour arracher son pays aux abîmes qui la menacent, l’adhésion sans arrière-pensée à cette forme de gouvernement, le moment vient de déclarer l’épreuve faite […]. En dehors de cette résignation, de cette acceptation patriotique, rien n’est possible … » Les convives, pour la plupart monarchistes, sont stupéfaits et n’applaudissent pas. Duperré, aux opinions bonapartistes, se contente de répondre : « Je bois à son Eminence le cardinal et au clergé d’Algérie. »

En France, la déclaration chez les monarchistes et les catholiques suscite au moins l’embarras, sinon une franche hostilité. Il ne reçoit que très peu de félicitations d’évêques, la majorité de l’épiscopat étant hostile. Du côté politique, l’influent conservateur Paul de Cassagnac écrit dans L’Autorité : « L’acte que vient de commettre S. Em. le cardinal Lavigerie, est un acte injustifiable et qui ne saurait s’expliquer que par une méconnaissance absolue de la situation morale dans laquelle se trouvent les catholiques – vis-à-vis de la République – en France. […] Le cardinal Lavigerie oublie bien facilement qu’il y a quelque incompatibilité entre la franc-maçonnerie, qui est la véritable religion d’État du gouvernement actuel, et la religion chrétienne. » En février 1891, Mgr Freppel, évêque d’Angers, porte à Rome une lettre de quarante-cinq députés de la droite demandant au pape de désavouer l’« aventurier » Lavigerie. La réponse donnée par le pape n’est évidemment pas celle attendue par l’évêque d’Angers. Par la suite, un climat de tensions chez les catholiques amène cinq cardinaux à publier une déclaration conjointe le 21 janvier 1892. Celle-ci critique de façon virulente la politique anticléricale menée depuis douze ans tout en se terminant par un appel à la trêve et à l’acceptation des institutions. Ménageant la chèvre et le chou, chacun y voit ce qui veut y voir. C’est un échec, et il est temps pour Léon XIII de faire entendre sa voix.

Le Ralliement de Léon XIII (1892)

L’interview et l’encyclique

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Le Petit Journal du 17 février 1892.

Jusque-là, les journaux catholiques (L’UniversLa Croix, …) et monarchistes (Le GauloisL’AutoritéLa Gazette de France, …) ignoraient la position officielle de l’Église et certains d’entre eux n’hésitaient pas à s’en prendre violemment au cardinal Lavigerie qui aurait exprimé une opinion toute personnelle. L’interview de Léon XIII au Petit Journal et l’encyclique Au milieu des sollicitudes (publiée d’abord en français – et non en latin – contrairement à l’usage habituel) viennent donner un caractère tout à fait officiel au Ralliement. Dans l’encyclique, le pape distingue la forme du régime de la législation pour écarter l’argumentaire visant à amalgamer la République avec la franc-maçonnerie et l’anticléricalisme. Le 3 mai 1892, le pape se fait encore plus clair dans une lettre aux évêques : « Acceptez la République… soyez-lui soumis comme représentant le pouvoir venu de Dieu ».

Ralliements et résistances

La prise de position du pape suscite une crise de conscience au sein des catholiques monarchistes. Faut-il abandonner ses convictions politiques pour obéir au pape ? Ou faut-il désobéir à la parole pontificale ? Certains monarchistes choisissent de se rallier : c’est le cas d’Albert de Mun (royaliste), d’Achille Fould (bonapartiste) et du baron de Mackau (royaliste, ancien président du groupe parlementaire de l’Union des Droites). Jacques Piou, ancien royaliste qui s’était déjà positionné sur le terrain constitutionnel avant même le toast de Lavigerie approuve le Ralliement. Néanmoins, la majorité des monarchistes et du clergé refuse de se rallier : le duc de Broglie, Paul de Cassagnac, d’Haussonville, La Rochefoucauld-Doudeauville, …

Ces réfractaires à la politique du Ralliement développent une argumentation gallicane : si le pape est une autorité incontestée dans le domaine spirituel, il n’a pas autorité pour intervenir dans le champ du politique. C’est le sens de la déclaration du groupe parlementaire de la Droite royaliste publiée le 9 juin 1892 : « En présence des divergences de sentiment que des manifestations récentes ont révélées parmi les catholiques, les membres de la Droite royaliste se croient tenus de dire comment ils comprennent leurs devoirs de catholiques et de citoyens. Comme catholiques, ils s’inclinent, avec respect, devant l’autorité infaillible du Saint-Père, en matière de foi. Comme citoyens, ils revendiquent le droit qu’ont tous les peuples de se prononcer en liberté sur toutes les questions qui intéressent l’avenir et la grandeur de leur pays. La forme de gouvernement est, par excellence, une de ces questions. C’EST EN FRANCE ET ENTRE FRANÇAIS qu’elle doit être résolue. Telle est la tradition nationale. » Le 23 mai 1893, à Rome, le comte Hélion de Barrème fait savoir de la même façon au cardinal Rampolla, secrétaire d’Etat au Saint-Siège, que « les royalistes français ne se laisseraient jamais imposer une direction de dehors ou étrangère, que fidèles aux vrais principes d’ordre, ils avaient cependant une répulsion entière pour le cléricalisme en politique. »

L’échec du Ralliement (1893-1905)

La première conséquence immédiate du Ralliement est la déroute des conservateurs (monarchistes et ralliés) aux élections législatives de 1893. Celles-ci, qui se déroulent les 20 août et 3 septembre 1893, voient être élus un peu moins de soixante monarchistes et une bonne trentaine de ralliés. Les conservateurs (ralliés inclus !) perdent une cinquantaine de sièges par rapport aux élections de 1889, soit un gros tiers. Mgr d’Hulst, député du Finistère et recteur de l’Institut catholique de Paris, écrit au sujet des résultats, le 23 août 1893 : « Le résultat des élections est une déroute. Les ralliés sont plus atteints que les royalistes, car ils perdent tous leurs chefs. » En effet, les figures de proue des ralliés, Albert de Mun et Jacques Piou, sont battus. L’échec cuisant des ralliés est le seul motif de satisfaction pour les monarchistes : « L’effet produit dans mon entourage par l’échec de de Mun et des ralliés est tout simplement merveilleux ! Tous ont bondi de joie. » écrit un royaliste au comte de Paris, le 25 août 1893. Le désastre s’explique par la division des forces conservatrices au premier tour, qui rendent plus difficiles les reports de voix au second tour. Dans certains cas même, les électeurs du candidat rallié éliminé au 1er tour votent pour le candidat républicain (opportuniste ou radical), et inversement des électeurs monarchistes du 1er tour s’abstiennent de voter pour le rallié.

Mais la déroute des monarchistes était-elle un sacrifice nécessaire à l’apaisement de la question religieuse ? Un temps d’accalmie succède à l’encyclique pontificale. Les présidents du Conseil de 1893 à 1898 (Charles Dupuy, Jean Casimir-Périer, à nouveau Dupuy, Ribot, Léon Bourgeois, Jules Méline) ont besoin de tranquillité. Mais les lois laïques constituent pour eux un des socles de la République qui ne saurait être remis en question. Pas de retour en arrière possible. En mars 1894, Casimir-Périer déclare : « Nous n’avons rien à renier ; nous ne renierons rien de l’oeuvre enfin achevée. Les lois scolaires et militaires [celles-ci ayant supprimé la dispense de service aux séminaristes] sont devenues le patrimoine de la République ; nous les avons appliquées et nous les appliquerons ainsi que l’ont fait nos devanciers […]. » Le laïcisme apparaît consubstantiel à la République ; le pape s’est trompé quand il a cru que la seule motivation des républicains était la détestation de la monarchie, alors qu’ils haïssent au moins autant le catholicisme (comme le dira Émile Flourens en 1914).

L’Église a-t-elle au moins obtenu l’arrêt de l’offensive anticléricale ? Les années qui suivent montrent que non : en 1899, Pierre Waldeck-Rousseau dépose le projet de loi sur les associations qui devient la loi de 1901. Celle-ci soumet les congrégations à un régime particulier, devant demander une autorisation au gouvernement pour être autorisées. La grande majorité des demandes sont rejetées, entraînant l’expulsion de congrégations. En 1904 éclate l’affaire des fiches : un député nationaliste révèle que les loges maçonniques du Grand Orient de France ont fiché les officiers de l’armée, pour faciliter l’avancement des officiers républicains non pratiquants, au détriment des catholiques ; et cela à la demande du ministre de la Guerre le général André ! Enfin, en 1905 est votée la séparation de l’Église et de l’État privant l’Église du budget des cultes. L’année suivante éclate la crise des inventaires qui voit des fidèles s’opposer aux forces de l’ordre en charge d’inventorier les biens des lieux de culte.
En 1900, le pape semble ouvrir les yeux sur l’échec de sa politique dans un entretien avec le journaliste Henri des Houx. Le souverain pontife indique qu’il « ne peut être indifférent aux suites d’une politique sectaire, contraire aux vœux de la nation […]. N’ai-je pas donné à votre nation des gages suffisants de mon affection paternelle ? M. Waldeck-Rousseau, en son discours à Toulouse, parlait de l’unité morale de la France ? Qui, plus que moi, y a travaillé ? N’ai-je pas énergiquement conseillé aux catholiques de cesser toute lutte contre les institutions que votre peuple s’est librement données et auxquelles il demeure attaché ? […] Veut-on refaire, à présent, l’union des catholiques contre la République ? » (Le Gaulois, 30 décembre 1900).

Le mal était fait. La conséquence de la politique de Léon XIII est l’inverse de celle qui était voulue : la gauche radicale et socialiste, précisément la fraction la plus hostile à l’Église, est sortie renforcée des élections de 1893 ! Les catholiques ont été incapables d’occuper massivement les rangs de la Chambre des députés et ont été boudés par la gauche modérée. Enfin, le conflit religieux n’a jamais été aussi violent qu’au début des années 1900, avec l’avancée inexorable de l’anticléricalisme.


Bibliographie et sources :
Dominique BARJOT, Jean-Pierre CHALINE, André ENCREVÉ, La France au XIXe siècle, Paris, PUF, réed. 2008.
Adrien DANSETTE, Histoire religieuse de la France contemporaine, Paris, Flammarion, 1965.
Antoine MURAT, La Tour du Pin en son temps, Versailles, Via Romana, 2008.
Sources : Le Gaulois, fonds AP 300 des Archives nationales (archives de la Maison de France, branche des Orléans)

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