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L'Histoire de France, de l'Europe & du Monde

La Seconde Guerre mondiale a constitué un traumatisme dans un pays qui a été humilié par la défaite de 1940 puis divisé sur l’attitude à adopter à l’égard de l’occupant. A la Libération, les divisions des Français ne sont pas effacées. Une fois la phase de l’épuration terminée, les autorités mènent une politique de réconciliation nationale derrière le mythe d’une France résistante. Cette vision des années d’Occupation se maintient plus ou moins jusqu’à la fin des années 1960, avant que des ouvrages et films entraînent un renversement des mémoires. Aujourd’hui, presque 80 ans après les faits, les thèmes de la collaboration et de la résistance irriguent toujours le débat public ; les films, livres, commémorations continuent à alimenter une « obsession » (Henry Rousso) qui ne semble pas prête de s’éteindre.

Une mémoire patriotique de la guerre (1945-1970)

La phase du refoulement

La guerre finie, la priorité pour les autorités françaises est de fermer les plaies ouvertes par le conflit et l’occupation et de rétablir un consensus républicain. Le 9 août 1944, une ordonnance établit que « la forme du gouvernement de la France est et demeure la République. En droit, celle-ci n’a pas cessé d’exister ». Le propos n’est pas faux, le régime de Vichy n’ayant pas aboli la forme républicaine de gouvernement : les Chambres avaient été ajournées et non supprimées, Pétain n’était ni monarque ni dictateur. Mais la portée du propos va plus loin : il s’agit d’acter l’idée que la France n’était pas à Vichy mais à Londres et dans les colonies libres. C’est le sens de la formule de De Gaulle qui estime Vichy « nul et non avenu ».

Une autre manière de réconcilier les Français, outre le fait de nier que Vichy était la France, a consisté à faire de Pétain et de De Gaulle les deux faces de la même pièce : Pétain aurait été le « bouclier », De Gaulle le « glaive ». Pendant que l’un faisait son maximum pour protéger les Français, le second traitait avec les Alliés et assénait les coups. C’est Robert Aron qui développe cette thèse dans La France de Vichy (1954) mais elle a été émise dès le procès de Pétain en 1945 et par la suite reprise par le colonel Rémy, ancien grand résistant proche de De Gaulle : « il n’était pas mauvais que la France disposât de deux cordes à son arc, l’une d’elles étant maniée par de Gaulle et l’autre par Pétain » (1947). L’antisémitisme de Vichy est rarement évoqué. Quant aux rescapés de la Shoah, la société se montre peu réceptive à leurs témoignages et la spécificité du génocide juif n’est pas reconnue.

La glorification de la France résistante

La mémoire officielle, celle de l’Etat français, insiste sur les hauts faits de la Résistance, ce qui s’explique par la volonté d’oublier les événements tragiques de la Seconde Guerre mondiale. Les deux courants politiques les plus puissants sont d’ailleurs alors le gaullisme et le communisme qui entretiennent cette mémoire de la Résistance (le parti communiste se présente comme le parti des 75.000 fusillés, chiffres très largement exagérés). Lorsque De Gaulle est au pouvoir de 1958 à 1969, il instrumentalise en partie cette mémoire de la Résistance à son service. Un des temps forts de cette mémoire que l’historien Henry Rousso a qualifié de « résistancialiste » est le transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon en 1964. Le cinéma porte cette mémoire glorieuse à travers des films comme La Bataille du rail de René Clément (1945) ou L’Armée des ombres de Jean-Pierre Melville (1969). Et lorsque Nuit et brouillard d’Alain Resnais est diffusé (1956), la commission de censure impose de masquer l’image d’un policier français gardant le camp de Pithiviers, où des Juifs avaient été internés.

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Le 18 décembre 1964, la veille du transfert de Jean Moulin au Panthéon, ses compagnons lui rendent hommage.

Des événements viennent toutefois troubler cette mémoire résistancialiste tel le procès des « malgré-nous » en 1953. Cette année, se tient à Bordeaux le procès de 21 rescapés de la division SS responsables du massacre d’Oradour-sur-Glane, massacre du 10 juin 1944 devenu un symbole de la barbarie nazie. Le problème est que sur les 21 accusés, 14 sont des Français d’Alsace dont 12 « malgré-nous », incorporés de force dans la Waffen SS. La plupart de ces Alsaciens ont fini par déserter et rejoindre la résistance. Après la guerre ils ont été relaxés. Le tribunal prononce pourtant deux condamnations à mort, des peines de prison et de travaux forcés. Suite à ce verdict, une loi d’amnistie pour les incorporés de force est votée et les Alsaciens sont relâchés. Cette affaire montre l’affrontement de deux mémoires : la mémoire des victimes et la mémoire des Alsaciens. Mais le vote des parlementaires s’inscrit dans cette volonté de fermer les plaies de la guerre.

Le temps critique (1970-début des années 1980)

Un autre regard sur Vichy

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Affiche du film Le Chagrin et la pitié.

A la fin des années 1960 et au cours des années 1970, l’image d’une France résistance s’effrite peu à peu et une vision contraire de la période de l’occupation émerge. Marcel Ophüls réalise en 1969 Le Chagrin et la Pitié, un long-métrage sur la vie quotidienne dans la région de Clermont-Ferrand sous l’Occupation, à partir de témoignages. La résistance apparaît très minoritaire, le film documentaire met en évidence une France s’accommodant de l’Occupation, des petites lâchetés à la collaboration assumée. Le film sort en 1971 au cinéma. L’ORTF s’oppose alors à sa diffusion mais il attire un demi-million de spectateurs dans des petites salles. Il faut attendre 1981 pour qu’il soit diffusé pour la première fois à la télévision, devant 15 millions de téléspectateurs.

Deux ans plus tard, une parution contribue au renversement des mémoires. La France de Vichy, oeuvre de l’historien américain Robert O. Paxton, est traduite en français. L’historien a travaillé sur des archives allemandes, conservées aux Etats-Unis et en Allemagne, et montre un tout autre visage de Vichy. L’Etat français n’a pas joué le rôle d’un « bouclier », il serait allé au contraire au devant des demandes de l’occupant. La collaboration n’a pas été contrainte mais semble avoir été acceptée de bon gré par des hommes anticipant les desiderata allemands. L’ouvrage fait date, au point que l’on parle de « révolution paxtonienne ».

D’autres affaires, films, livres, brisent le mythe résistancialiste. L’interview par l’Express en 1978 de Louis Darquier, commissaire général aux questions juives de 1942 à 1944, en exil en Espagne, scandalise l’opinion. Darquier y nie le génocide juif et accuse René Bousquet d’avoir organisé la rafle du Vel’ d’Hiv’ (ce qui s’avère vrai). Quelques temps plus tard, en février-mars 1979 est diffusée à la télévision la mini-série américaine Holocaust qui permet au génocide juif d’entrer de plein-pied dans le débat public.

L’émergence d’une mémoire de la Shoah

Le procès Eichmann en Israël (1961) marque une étape importante dans l’émergence d’une mémoire de la Shoah. Eichmann était un haut fonctionnaire du Troisième Reich chargé des questions juives. Il fut notamment responsable du transport des juifs vers les camps de la mort. Exfiltré en Argentine où il vit sous une fausse identité, il est arrêté en 1960 par des agents israëliens. Lors de son procès, de nombreux survivants des camps témoignent, ce qui contribue à libérer la parole des déportés. En France en 1964 apparaît dans la législation la catégorie des « crimes contre l’humanité » qui sont imprescriptibles.

Avec les travaux sur Paxton, le silence est rompu sur l’antisémitisme de Vichy. Des associations juives, comme celle des Fils et Filles de déportés juifs de France, fondée en 1979 par Serge et Beate Klarsfeld, se mobilisent pour que soient jugés en France d’anciens responsables de la déportation. A partir de 1980, les manuels scolaires accordent une place bien plus importante à la persécution des juifs et à leur déportation et mise à mort. En 1985, le film documentaire Shoah de Claude Lanzmann, réalisé à partir de témoignages de survivants ou de témoins de la Shoah, marque les esprits. Le génocide juif prend une place de plus en plus grande dans la mémoire de la Seconde Guerre mondiale.

Vichy, « un passé qui ne passe pas » (depuis les années 1980)

La phase obsessionnelle

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Klaus Barbie à son procès (1987).

Depuis les années 1970, de nombreux films, ouvrages, émissions de télé et de radio, commémorations alimentent une « obsession » pour le génocide juif. Certains sont remarqués, tels La liste de Schindler (1993) ou Le Pianiste (2002). Des procès de responsables de la Shoah ont un grand retentissement médiatique comme le procès de Klaus Barbie (1987), haut responsable dans les services de la police de sûreté allemande basée à Lyon. Il est condamné à la prison à perpétuité. En 1997 se tient le procès de Maurice Papon, secrétaire général de la préfecture de Gironde durant l’Occupation et responsable de la déportation de Juifs depuis Bordeaux. Il est condamné à 10 ans de prison pour complicité de crimes contre l’humanité. Sur le plan juridique, en 1990 est votée la première loi mémorielle, la loi Gayssot, qui punit la contestation de crimes contre l’humanité (négationnisme). En 1995, les crimes de l’Etat français sont reconnus par Jacques Chirac lors d’un discours officiel : « Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’Etat français ». Les ambiguïtés de la mémoire officielle cessent : les anciens présidents de la République refusaient de considérer que la République pouvait être tenue responsable des crimes de l’Etat français, et Mitterrand allait fleurir la tombe du maréchal Pétain.

Chez les historiens, une vision plus nuancée de Vichy

La disparition progressive des témoins des années de l’Occupation, l’ouverture de nouveaux fonds d’archives, de nouvelles recherches font émerger une vision plus nuancée du régime de Vichy et des « années noires ». Les Français n’étaient ni tous collabos, ni tous résistants, ils essayaient de s’accommoder des circonstances. Le film de Marcel Ophüls et les travaux de Paxton ont tendu à sous-estimer les silences complices et les sympathies des Français pour les résistants et les Juifs. Paxton, s’appuyant sur les chiffres de la Milice, de la police et de la garde militaire d’une part, des réseaux de résistance d’autre part, conclut qu’il ne devait pas y avoir significativement plus de résistants que de collaborateurs. Or, Marc Ferro dit justement dans sa biographie de Pétain : « tous les Français qui résistent ne résistent pas nécessairement dans un réseau ou une unité enrégimentée… Un paysan ou un fonctionnaire qui aide des résistants ne figure pas sur les rôles des réseaux ni des unités militaires de la Résistance. […] beaucoup espèrent être libérés sans avoir à recevoir des coups. Mais ces attentistes sont cent fois plus nombreux que ceux qui sympathisent avec la Milice. Ce qui ne les empêche pas de continuer à aimer Pétain, qui les comprend et applique le mot d’ordre de Verdun : attendre avant de sortir le nez de son trou. Le feu tue. »

Quant au régime de Vichy, s’il a évidemment collaboré avec les autorités allemandes, il n’en a pas moins joué un certain rôle protecteur. La manière dont ont été utilisées les archives allemandes par Paxton a été critiquée depuis la publication de son ouvrage. Les archives produites en temps de guerre doivent être traitées avec d’infinies précautions, n’étant pas forcément porteuses de vérité. Quel était alors l’intérêt du régime de Vichy ? De dire ce que les Allemands avaient envie d’entendre. Comme l’a noté Albert Chambon, en puisant très largement dans les archives allemandes, « Paxton a finalement tracé une image de Vichy qui est celle que le gouvernement français s’efforçait de donner de lui-même à l’Allemagne, au temps de l’Occupation ».

Pour autant, cette vision plus nuancée de Vichy et de l’Occupation a du mal à pénétrer dans le grand public, la vision paxtonienne des années de guerre demeurant la représentation dominante.


Bibliographie :
Pierre LABORIE, Le Chagrin et le Venin, Paris, Bayard, 2011.
Bernard LEGOUX, La désinformation autour du régime de Vichy, Paris, Atelier Fol’fer, 2016.
Henry ROUSSO, Le syndrome de Vichy, Paris, Seuil, 1987.

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