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L'Histoire de France, de l'Europe & du Monde

De la chute du Premier Empire jusqu’au début du XXe siècle, la question du droit de vote a fait l’objet d’intenses débats : suffrage direct ou à degrés ? suffrage censitaire ou universel ? et le référendum ? L’Histoire du XIXe siècle français peut être divisée en trois temps : celui du vote censitaire et capacitaire (de la monarchie restaurée à la monarchie de Juillet), le temps de la « démocratie césarienne » (expression d’Emile Ollivier) marqué par l’idée de l’incarnation du peuple dans un homme providentiel, et le temps de la démocratie libérale (sous la IIIe République). Chaque régime a utilisé ses techniques de vote, a cherché à canaliser les suffrages, dans le but de concilier « le nombre et la raison (Patrice Gueniffey).

L’âge censitaire et capacitaire (1815-1848)

L’instauration du suffrage censitaire

En 1815, la monarchie des Bourbons est restaurée, Louis XVIII montant (pour la deuxième fois) sur le trône. Le monarque octroie une Charte entérinant certains acquis de la Révolution (égalité civile, liberté individuelle, etc.) et fixe des conditions pour être électeur et éligible. Pour être électeur, il faut payer une contribution directe de 300 F (cens) et être âgé d’au moins 30 ans ; pour être éligible, les conditions sont encore plus dures : il faut payer une contribution directe de 1000 F et être âgé d’au moins 40 ans. La loi électorale du 5 février 1817 entérine ces dispositions. Même si les électeurs sont, de fait, qu’environ 100.000 en France, il s’agit d’une petite révolution car pour la première fois en France, le suffrage est direct, et non à degrés, c’est-à-dire que les citoyens qui remplissent les conditions exigées pour être électeur nomment directement les députés du département.

L’opposition des ultras

Cette loi est soutenue par les libéraux (parmi lesquels beaucoup de futurs orléanistes), et combattue par les ultras (desquels seront issus nombre de futurs légitimistes). L’opposition des ultras à la nouvelle loi électorale est intéressante : ils accusent les libéraux de consacrer une « aristocratie de l’argent » en divisant le peuple français sur un critère de fortune. L’ultra-royaliste La Bourdonnaye fait ainsi le procès du suffrage censitaire à la Chambre des députés, le 28 décembre 1816 : « C’est la population tout entière que vous courbez devant le veau d’or, devant l’aristocratie des richesses, la plus dure, la plus violente des aristocraties ». Les ultras défendent le suffrage universel à deux degrés, qui permet de concilier démocratie et aristocratie, alors que le suffrage censitaire confirme la victoire remportée en 1789 par la bourgeoisie. Ces royalistes traditionalistes rêvent d’une alliance entre l’ancienne noblesse et le peuple pour court-circuiter la bourgeoisie moderne. L’ultra de Villèle écrit ainsi à son père : « Depuis que le monde existe, la dernière classe [le peuple] est sous l’influence de la première [l’aristocratie] qui la fait vivre, et la classe moyenne [la bourgeoisie], enviée de la dernière et ennemie de la première, compose la partie révolutionnaire de la société dans tous les Etats. Si vous voulez que la première classe arrive dans vos assemblées, faites-la nommer par les auxiliaires qu’elle a dans la dernière classe ».

Le triomphe des doctrinaires (1830)

La révolution de 1830 marque le triomphe des doctrinaires, courant de pensée libéral dont le maître est alors François Guizot, homme fort de la monarchie de Juillet. Ces doctrinaires cherchent une troisième voie entre la réaction (les légitimistes) et la démocratie et tentent de consacrer la « souveraineté de la raison ». Dans leur système de pensée, la raison est disséminée dans la société, et cette répartition est inégale ; le rôle du législateur est de donner à la raison les moyens d’une représentation politique. Guizot distingue trois groupes dans la société : ceux que leurs loisirs permettent de s’élever aux intérêts généraux (ce qui correspond à l’électorat censitaire), ceux que leur travail oblige à s’élever au niveau des intérêts généraux (les électeurs capacitaires), et ceux que leur travail empêche de s’élever au-dessus des intérêts particuliers (les exclus, les plus nombreux).

Le suffrage censitaire est conservé mais le cens et l’âge requis abaissés (200 F et 25 ans pour les électeurs, 500 F et 30 ans pour les éligibles). La véritable nouveauté est que les doctrinaires adjoignent des électeurs capacitaires aux censitaires. La loi municipale de 1831 marque une grande ouverture ; aux côtés des électeurs censitaires peuvent voter, pour élire le conseil municipal :

  • Les membres des Cours et des tribunaux, juges de paix et leurs suppléants.
  • Les membres des Chambres de commerce, des conseils de manufacture, des conseils de prud’hommes.
  • Les membres des commissions administratives, des collèges, des hospices, et des bureaux de bienfaisance.
  • Les officiers de la Garde nationale.
  • Les membres des Instituts, des sociétés savantes et les docteurs.
  • Les avocats inscrits au tableau, les notaires et les avoués.
  • Les officiers de terre et de mer à la retraite.
  • Les élèves de l’Ecole polytechnique déclarés admis ou admissibles dans les administrations.
  • Dans chaque commune, les 10 % de citoyens les plus imposés.

En 1834, aux élections municipales peuvent voter près de 2,8 millions de censitaires et près de 80.000 capacitaires. Dans les grandes villes universitaires, les capacitaires peuvent représenter jusqu’à 20-25 % du corps électoral. En revanche, la loi électorale de 1831 pour les élections nationales est beaucoup plus fermée : seuls peuvent voter, avec les censitaires, les officiers de terre et de mer retraités jouissant d’une pension de retraite de 1200 F et payant au moins un demi-cens de contribution directe, et les membres et correspondants de l’Institut payant un demi-cens de contribution directe.

La démocratie césarienne (1851-1870)

L’instauration du suffrage universel

Le 5 mars 1848, deux semaines après la chute de la monarchie de Juillet, un décret instaure le suffrage universel pour tous les hommes âgés d’au moins 21 ans (l’éligibilité est fixé à 25 ans). Le vote se fait alors au chef-lieu de canton (et non à la commun), par appel nominatif des électeurs par ordre alphabétique par commune, les communes les plus éloignées du chef-lieu étant celles qui votent en premier. La loi électorale du 15 mars 1849 exclut que le bulletin soit rempli dans le bureau de vote : c’est à partir de ce moment que des candidats commencent à faire imprimer leurs bulletins.

L’instauration du suffrage universel suscite alors peu de critiques idéologiques, et les résultats des élections vont vite rassurer les conservateurs. Le suffrage universel se retourne en effet contre ses instaurateurs : les républicains sont balayés par les candidats du parti de l’Ordre aux élections législatives des 23 et 24 avril 1848 (environ 200 républicains modérés ou socialistes contre 800 légitimistes ou orléanistes à la nouvelle Chambre). Le 10 décembre 1848 est élu à la présidence de la République Louis-Napoléon Bonaparte, avec près de 75 % des suffrages. Proudhon écrit, après l’élection de Bonaparte : « Le peuple a parlé comme un homme ivre. » Pour les républicains, c’est le début de près de vingt ans de déceptions électorales.

En 1850, la victoire de montagnards lors d’élections législatives partielles (Hyppolite Carnot, Eugène Sue) entraîne des craintes chez les conservateurs qui entendent alors organiser le suffrage universel. En mai de cette année est votée une loi qui impose une condition de trois ans de domicile pour avoir le droit de vote ; dans les faits, cette loi exclut tous les itinérants (ouvriers, artisans, etc.), soit près de 30 % du corps électoral ! Le suffrage universel n’existe plus.
Hérédité et souveraineté populaire

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Caricature (1870).

Après le coup d’Etat du 2 décembre 1851, Louis-Napoléon Bonaparte rétablit le suffrage universel sans restriction et fait ratifier son coup de force par un plébiscite. C’est encore un autre plébiscite qui rétablit l’Empire un an plus tard (7,9 millions de « oui » contre 250.000 « non »).

Le « césarisme démocratique » se base sur une relation privilégiée entre le souverain et la nation, symbolisée par le plébiscite (« l’appel au peuple ») ainsi que par les nombreux voyages qu’effectue Napoléon III en province, perçus comme des « plébiscites continus ». L’Empereur et le peuple sont face à face, l’Empire se veut l’émanation de la volonté nationale, et aucune interférence n’est tolérée entre le peuple et le gouvernement. Le Corps législatif ne sera ainsi qu’une Chambre d’enregistrement jusqu’à la libéralisation des années 1860.

L’Empire associe deux principes en apparence contradictoires : le droit dynastique et la souveraineté populaire ; mais dans la pensée napoléonienne, ces deux principes sont étroitement dépendants : l’hérédité sans le suffrage universel n’instaure qu’un ordre arbitraire, tandis que le suffrage universel sans l’hérédité n’engendre que l’anarchie, provoque la dissolution de la société. L’hérédité est donc perçue comme le contrepoids nécessaire au suffrage universel. La monarchie impériale associe le mouvement, l’élan populaire (l’élection) à la stabilité, la tradition (l’hérédité). Et, à la différence des rois d’Ancien Régime, l’Empereur n’est empereur que par la volonté du peuple, il est le peuple incarné, le peuple fait homme. C’est le bonapartiste Arthur de La Guéronnière qui affirme en 1853 : « L’Empereur n’est pas un homme, c’est un peuple. » Dix ans plus tard, le ministre Persigny dit de l’Empreur qu’il est l’« homme-peuple » dans un discours à Saint-Etienne.

Une démocratie encadrée

La démocratie impériale est étroitement encadrée. Le vote se fait à la commune (et plus au chef-lieu de canton) et le scrutin est uninominal. Les préfets et maires sont désignés par l’exécutif, le serment de fidélité est obligatoire dès l’étape de la candidature à partir de 1858. Mais surtout, le Second Empire se distingue par la pratique de la candidature officielle. Celle-ci existait déjà avant 1852, mais elle prend une importance particulière sous l’Empire. Les candidats officiels sont les candidats du gouvernement : « comme le gouvernement propose des lois aux députés, écrit le ministre Adolphe Billault, [le gouvernement] proposera des candidats aux électeurs ». Ces candidats disposent de l’affiche blanche (couleur des documents officiels) et surtout du soutien de l’appareil administratif local (du percepteur au facteur). Les élections législatives ont pour but de confirmer le soutien de la population à l’Empereur, et non de donner une représentation politique au pays. A la fin de l’Empire, l’étiquette de candidat officiel devient gênante dans les régions hostiles à l’Empire …

La démocratie libérale (1871-1914)

La démocratie dans la République

En 1871, les élections du 8 février sont organisées sur la base de la loi électorale du 15 mars 1849 : suffrage universel masculin pour les adultes de 21 ans, retour au vote au chef-lieu de canton et scrutin de liste départemental (les électeurs votent pour une liste, et non pour un candidat unique). Le vote au scrutin d’arrondissement (un seul candidat) est rétabli pour les élections suivantes, le scrutin de liste ne faisant son retour qu’en 1885. Ce n’est qu’en 1913 qu’est votée en France la loi sur le vote secret, imposant l’usage de l’isoloir et de l’enveloppe.

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Intérieur d’un bureau de vote (1919).

Au-delà des aspects techniques du vote, comment les républicains de la fin du XIXe siècle conçoivent-ils la démocratie ? Pierre Rosanvallon pose la question : « les républicains sont-ils philosophiquement vraiment des démocrates ? » (Le Sacre du Citoyen, p. 452). L’historien du suffrage universel répond par la négative : les républicains utilisent la démocratie comme moyen de légitimation mais sont mal à l’aise avec ce principe comme moyen de gouvernement ; ils sont travaillés par un dualisme philosophique, ayant des difficultés à concilier l’exigence de l’égalité (un citoyen, un vote) et l’exigence de rationalité (donner sa place à la raison, la masse des électeurs étant jugée incapable de voter sur des bases rationnelles), deux exigences issues des Lumières. C’est ainsi qu’Edgar Quinet, grand penseur républicain, dépose, le 12 avril 1871, à la Chambre des députés, une proposition de loi visant à distinguer des députés des campagnes (en moyenne 1 pour 50.000 électeurs) et des députés des villes (en moyenne 1 pour 35.000 électeurs). Cette proposition de loi, repoussée, vise à amoindrir le rôle des électeurs ruraux qui ont tant désespéré les républicains sous le Second Empire.

Lors de la révision constitutionnelle de 1884, réalisée à l’initiative de Jules Ferry, ce dernier présente un projet stipulant que « la forme républicaine de gouvernement ne peut faire l’objet d’une proposition de révision », ce qui revient à mettre la République au-dessus de la démocratie et n’est pas sans problème. Si la République se coupe du suffrage universel, alors quelle est la source de sa légitimité ? Le bonapartiste Paul de Cassagnac raillera ainsi « la République de droit divin ». La question du référendum marque aussi le caractère ambigu des relations entre République et démocratie.

Le rejet du référendum

Les républicains seront mal à l’aise avec l’idée de référendum (ou plébiscite ; le terme de référendum remplace celui de plébiscite dans les années 1880). De 1870 à 1914, le référendum est étroitement lié à l’Empire dont le souvenir est récent ; il est considéré comme une institution césarienne. Les républicains voient dans le système représentatif un rempart contre les errements possibles du peuple, tel que celui qui conduisit le peuple à approuver massivement le coup d’Etat du 2 décembre. Le référendum est considéré comme « le droit indéfini de faire des coups d’Etat » pour l’avocat et journaliste Maurice Joly, pourfendeur de l’Empire. D’autre part, le référendum est perçu comme une sorte contre-pouvoir insupportable pour le représentant de la nation, ce que tend à exprimer le républicain Jules Simon : « Nous n’avons pas le droit de consentir qu’à côté des élus de la volonté nationale, il y ait une puissance égale à la leur qui s’oppose directement et quotidiennement à la volonté du peuple exprimée par les mandataires du peuple. […] Il y a une manière, une seule, de consulter le pays, c’est de la consulter sur le choix des députés qui discuteront et voteront pour lui. » (Discours du 4 avril 1870, Annales du Sénat et du Corps législatif, Paris, 1870, tome III, pp. 310-312).

Si aucun référendum national n’a lieu sous la IIIe République, quelques référendums locaux se tiennent à la fin du XIXe siècle. Cluny en propose un à ses habitants en 1888. Le conseil municipal s’était engagé aux élections à ne créer aucun impôt nouveau et à ne faire aucun emprunt, mais la ville souhaitait obtenir du ministère de la Guerre un bataillon d’infanterie et construire un casernement pour l’abriter. Les clunisiens sont appelés à trancher la question financière. D’autres municipalités suivent cet exemple, ce qui conduit le ministre de l’Intérieur à adresser aux préfets une circulaire leur enjoignant de prononcer de nullité tout appel des conseils municipaux au référendum. La plupart de ces communes ayant organisé ces consultations sont plutôt de droite, et un projet de loi pour le référendum local est déposé en 1890 par un ancien bonapartiste rallié à l’orléanisme, le baron de Mackau. Ce projet de loi est repoussé par la majorité républicaine de la Chambre. Il faut attendre la Ve République pour voir à nouveau le référendum réapparaître, mais De Gaulle n’a-t-il pas d’ailleurs été comparé à un nouveau Bonaparte ?


Bibliographie :
GLIKMAN Juliette, La Monarchie impériale. L’imaginaire politique sous Napoléon III, Paris, Nouveau Monde, 2013.
ROSANVALLON Pierre, Le Sacre du Citoyen, Paris, Folio Histoire, (réed.) 2008.
ROSANVALLON Pierre, La démocratie inachevée, Paris, Folio Histoire, (réed.) 2003.
YON Jean-Claude, Le Second Empire. Politique, société, culture, Paris, Armand Colin, (réed.) 2012.



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