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L'Histoire de France, de l'Europe & du Monde

Ni la déroute finale de 1815 ni le spectre aujourd’hui refoulé du césarisme ne lui portent ombrage : soutenue par une succession de thuriféraires et par une légende extraordinaire depuis la seconde moitié du XIXe siècle, la gloire de Napoléon Bonaparte reste sans doute la plus terrible forfaiture de l’Histoire de France. Même les Châtiments de Victor Hugo s’arment encore de Napoléon le Grand pour réduire en miettes Napoléon III. Et pourtant dès 1864 le philosophe Victor Cousin rétorquait : « Votre Hugo est fou avec son Napoléon le Petit. Napoléon le Petit, c’est celui de la colonne ». Cet article n’a pour ambition que de contribuer au réajustement de l’Histoire.

Oeuvre institutionnelle

Le Concordat

Une des oeuvres institutionnelles les plus admirées de l’épopée napoléonienne est sans doute le Concordat, ratifié le 15 juillet 1801. Napoléon Bonaparte ne restaure pas le christianisme en tant que religion d’Etat mais en fait « la religion de la majorité des Français ». On s’arrange donc avec le Pape qui aurait préféré la première option. Mais les négociations trainent : elles trainent tellement que le Concordat sera signé dans sa vingt et unième version.
Il est intéressant de remarquer combien la technique de négociation de Bonaparte est d’une certaine brutalité. Napoléon procède par le double jeu des menaces et de la séduction. Une séduction : il parle au délégué catholique du Pape de la terre sainte de Palestine mais avec une forte émotion de sorte qu’il émeut aux larmes l’envoyé catholique. Une menace : il fait planer le danger d’un schisme de l’Église de France par-rapport au Vatican. En mai 1801 un ultimatum au Pape : ce dernier a cinq jours pour signer. Cela ne suffit pas : second ultimatum le 13 juillet 1801. Effrayé, le Pape cède et signe.

Du reste le Premier Consul ne croit pas du tout aux raisons officielles de ce traité. Un jour Bonaparte dit à La Fayette : « Avec ce Concordat que je prépare, je mettrai les prêtres encore plus bas qu’où vous nous les avez laissés. Vous verrez les évêques ramper devant mes préfets ». Encore ceci : « Mon Concordat sera le vaccin contre la religion : dans vingt ans on n’en parlera plus de ces histoires d’outre-monde ». Napoléon est voltairien : « le mystère de la Religion pour moi, ce n’est pas l’Incarnation c’est l’Ordre social ». Précisant sa pensée qui éclaire d’un jour nouveau le Concordat : « Ma politique est de gouverner les hommes comme le grand nombre souhaite l’être. C’est en me faisant catholique que j’ai fini la guerre de Vendée [terminée en fait par le Directoire qui permit aux Vendéens d’être exemptés du service militaire et de garder leurs prêtres réfractaires], en me faisant musulman que je me suis établi en Égypte, en me faisant ultramontain que j’ai gagné les prêtres en Italie. Si je gouvernais un peuple de juifs, je rétablirai le temple de Salomon. »

Certains historiens font l’éloge du Concordat mais force est de reconnaître que sous le Consulat et l’Empire, jamais l’Église catholique de France ne sera plus exsangue et dénuée d’autonomie, plus flétrie et plus essoufflée. Et cet acte politique dont la conséquence est de placer l’Église catholique et romaine de France sous l’autorité de l’État, gageons qu’une Restauration produite en 1800 l’aurait réalisé mais dans le respect de la traditionnelle alliance entre le trône et l’autel et non dans l’utilitarisme le plus répugnant. « Ce que doit faire mon fils s’il règne, c’est établir partout des institutions qui assurent la dignité de l’Homme. Propager les bienfaits du christianisme et de la civilisation : c’est la cause pour laquelle je suis mort » dit Bonaparte dans ses dernières années. Propos contradictoire tenu par le même homme : « Il est vrai que le trône et l’autel sont des alliés naturels pour enchainer le peuple et mieux l’abrutir ».

Le Code Civil

Un des aboutissants de la Révolution jacobine est l’unification des lois : sous l’Ancien Régime la France est fragmentée entre pays de coutume et pays de droit. Cet aplanissement juridique national était déjà souhaité par de nombreux légistes royaux. Mais l’Assemblée Constituante se charge de ce projet. Dès 1793 Cambacérès présente aux Conventionnels le projet de Code Civil. Repoussé, il est représenté en 1794 et 1796. Même échec mais une partie des lois sont rédigées entre-temps pour avancer. Après le Dix-Huit Brumaire, le Code Civil et les lois en partie rédigées sont repris par une commission restreinte de quatre membres : Portalis, Bigot de Préameneu, Tronchet et Maleville. Cette codification a aussi pour corollaire de sacrer la bourgeoisie qui ressort vainqueur de la Révolution : l’article 1781 par exemple édicte que « le maître est cru sur son affirmation pour la quotité des gages, pour le paiement du salaire de l’année échue et pour les acomptes donnés pour l’année courante ». Une fois rédigé le Conseil d’État remanie le Code Civil : Bonaparte n’assiste en réalité qu’à quelques discussions alors que Jacques Bainville nous présente pourtant un Bonaparte assidu et stupéfiant les légistes du Conseil d’État en citant des pages entières des Institutes de Justinien qu’il avait pu lire… quinze ans plus tôt.

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Or Napoléon n’assiste précisément qu’aux séances concernant la famille, nous renseigne Georges Lefebvre, puisqu’ « il tenait à renforcer l’autorité paternelle et maritale, à priver de l’héritage les enfants naturels non reconnus et à réduire la part de ceux qui l’étaient, à conserver aussi le divorce, par souci personnel ». Nous sommes donc loin du Bonaparte juriste de 1803-1804 que la légende aura présenté comme prenant une large part dans la codification. En 1807 est ordonnée ensuite une réédition du Code Civil portant le nom « Code Napoléon » : on n’est jamais mieux servi que par son nom pour entrer dans la Postérité. Et tant pis si la réalité en est écornée. Dans l’imaginaire populaire seul le nom de Bonaparte restera lié au Code Civil. Il est vrai que Napoléon ne s’embarrassera pas de scrupules quand il s’agira pour lui de reprendre la paternité de certains projets amorcés avant le Dix-Huit Brumaire tout comme cent cinquante ans plus tard, De Gaulle s’appropriera des chantiers et des projets scientifiques débutés antérieurement au 13 mai 1958.

La Banque de France

Une autre création institutionnelle est la Banque de France, que nous imaginons être un organisme public. Or Napoléon ne fonda pas une Banque d’État. Il est vrai que l’appellation Banque de France nous fait pencher pour le secteur public mais tel ne fut pas le cas : un banquier suisse nommé Perregaux rencontre Bonaparte en février 1800. Il lui lit cette déclaration : « Il [vous] appartient de faire connaitre que notre Nation est appelé à se faire admirer et respecter par les effets d’une bonne économie politique. Libre par sa création qui n’appartient qu’à des particuliers, la Banque que je propose de créer ne négociera avec le Gouvernement que lorsqu’elle y rencontrera ses convenances et le complément de ses sûretés [!]. Néanmoins elle s’appellera la Banque de France mais ne sera à aucun degré une banque gouvernementale. Elle sollicite du Premier Consul la promulgation d’une loi qui, sans paraitre s’occuper nominativement de notre établissement, consolidera son existence. »
Il s’agit donc d’une banque dite centrale capable de mettre en circulation le franc germinal et qui est alimentée en monnaie par l’État mais dans laquelle celui-ci ne peut mettre son nez, ce qui constituera ultérieurement une source d’ennuis pour certains gouvernements. Un historien de la seconde moitié du XXe siècle dénommé Jacques Chastenet a publié une Histoire de la IIIe République en sept opus, dans laquelle il rapporte le fait que les dirigeants de la Banque de France ont manipulé la monnaie en 1925 afin de faire tomber le Gouvernement radical d’Édouard Herriot par la chute du franc et la fuite des capitaux. Nationalisée partiellement par le Front Populaire en juillet 1936, complètement nationalisée par le GPRF de De Gaulle en 1945, la Banque de France retourne au secteur privé en 1973. Elle l’est encore aujourd’hui mais amputée de certains instruments financiers en raison de la construction de l’Union Européenne. Dotant initialement cette Banque d’un statut privé Bonaparte donna aux financiers la marge qui leur était nécessaire pour contrôler l’économie nationale et pour au minimum influer le monde politique pendant un siècle et demi.

Oeuvre diplomatique

La Confédération du Rhin

Victorieux à l’issue de la bataille d’Austerlitz de 1805 contre l’Autriche et la Russie, Napoléon instaure en 1806 la Confédération du Rhin supposée alliée de la France. Cette Confédération inclut la Westphalie, la Bavière, le duché de Bade, la Saxe et le grand-duché de Berg. Erreur diplomatique conséquente : la politique tempérée des rois de France empêchait toute unification de cet organisme morcelé en quelques trois cent États. Créant la Confédération et simplifiant la carte de Germanie, Napoléon Bonaparte annonce Bismarck. Ce n’est pas tout : il propose même au Roi de Prusse de prendre la tête d’une future Confédération de l’Allemagne du Nord. Cette erreur funeste renforce la conscience politique commune des Allemands et sape le fondement géopolitique de notre prépondérance pluriséculaire en Europe centrale : on discerne déjà le malheur de 1870-1871 et on maudit une telle inconscience. Expliquant en ceci le mot acide de Talleyrand selon lequel Napoléon ne comprenait rien au cas allemand.

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De Bonaparte les Prussiens ne retiendront somme toute que la montée de leur propre nationalisme : le legs de la période napoléonienne réside dans les Discours de Fichte. Certes la pétrification du géant allemand était-elle inéluctable : mais pour la France aucune accélération de cette unification n’était souhaitable. Napoléon réunit également la Prusse au Hanovre, étendant le territoire des Hohenzollern autour duquel s’aggloméreront cinquante ans plus tard les autres États germaniques du nord. Ce n’est pas pour rien que l’archevêque catholique allemand Karl Dalberg mort en 1817 délégua à Napoléon le titre rétrospectivement peu enviable de « Régénérateur de l’Allemagne ». Quand éclate la guerre franco-prussienne de 1870 dans laquelle prennent part les différents États allemands, Napoléon III lutte formellement contre Bismarck mais ignore sans doute qu’il doit également lutter contre l’oeuvre de Napoléon Ier.

Malte

Bonaparte ratifie le 25 mars 1802 la paix d’Amiens entre la France et la Grande-Bretagne : une réussite diplomatique du Consulat dit-on. Mais le Chef de la France est pourtant prêt à lâcher la paix d’Amiens pour Malte. Bonaparte écarte même de la main un traité commercial qui, accepté, eût pu imbriquer les intérêts financiers des deux Nations : pourtant c’est du Consulat que Napoléon restera nostalgique. Il faut d’abord pour que la paix soit scellée dans le granit que le Premier Consul retourne aux frontières énoncées dans le traité du 9 février 1801 entre la France et l’Empire d’Autriche, sans quoi la Grande-Bretagne ne rendra pas Malte. Or 1802 fut une année de grande expansion économique pour l’Angleterre, qui ne tenait pas à relancer la guerre -bien qu’elle n’ait accepté l’annexion de la Belgique qu’avec difficulté. Napoléon en décide autrement par le double jeu des provocations et des menaces : « Il faut parler paix et agir guerre » dit-il.
Bonaparte fait rédiger une lettre de menace à Talleyrand : « Prenez garde à ne pas forcer le Premier Consul à conquérir l’Europe [on admire la modestie] et à reconstituer l’ancien empire des Gaules ». C’est le problème même de Malte : les insulaires anglais campent sur leur position alors que Napoléon tempête pour reprendre l’île. Condition des britanniques : retourner aux dispositions du traité de 1801 puisqu’entre-temps Napoléon l’aura outrepassé en imposant la présence de trois de ses divisions militaires à Naples et en s’emparant du Piémont trois mois seulement après le traité franco-autrichien. Nous sommes alors en 1803 et le 18 février, Bonaparte fait à l’ambassadeur anglais Whitworth une scène d’injures digne d’un « charretier » ; le 13 mars une insulte fuse encore. Ce 13 mars 1803, acte de rupture franco-anglais et Whitworth demande ses passeports. Un traité non respecté par la France et une paix lâchée pour une île de 316 kilomètres carrés.

L’Outre-mer

Géopolitiquement les ruptures de la paix d’Amiens sont incalculables et bien plus nuisibles pour la France que la chute finale de Napoléon Ier. Jusqu’en 1802 s’ébauchait une Amérique de l’Ouest francophone et possession coloniale de la France peuplée de cinquante mille habitants -indiens non compris. Cette perte lamentable compromit le destin de la France dans le Nouveau Monde si bien que la possibilité que nous eûmes, dans les dernières décennies du XIXe siècle, de nous tailler le second empire colonial de la planète -en Afrique et en Indochine, en sus de quelques dizaines d’îles du Pacifique et des Bahamas- pendant que l’Angleterre était déjà avantagée dans la course aux empires, reste somme toute assez miraculeux. Cette perte d’outre-mer occasionnée par « Napoléon le Grand » fait prendre à la France un retard considérable de presque quatre-vingt ans dans la domination coloniale alors que d’autres conquérants, des capitaines Marchand et des généraux Duchesne avant l’heure, étaient pourtant prêts pour lancer la grande opération coloniale déléguée bien plus tard aux militaires de la IIIe République.
Du côté atlantique la Louisiane est donc vendue -et non pas bradée comme certains le disent puisque les 15 millions de dollars de l’époque, soit 390 milliards de dollars en 2003, constituaient une fois et demi le PIB américain annuel. Soulignons le fait que le traité secret de San Ildefonso conclu le 1er octobre 1800 entre l’Espagne de Charles IV et la France de Bonaparte, interdisait à la France de revendre la Louisiane à un État tiers. En Inde également mais dans une bien moindre ampleur prenaient place quelques possessions côtières comme Pondichéry, Chandernagor, Karikal et Mahé : perdues temporairement par la reprise des guerres napoléoniennes et occupées par les Britanniques, elles nous sont heureusement rendues par le Royaume-Uni en 1816. Chandernagor n’est alors cependant plus une puissance commerciale montante, ce qu’est au contraire la possession britannique de Calcutta.

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Napoléon intime

Napoléon et le peuple

On sait que l’un des couplets anti-napoléonien habituels réside dans le fait que l’épopée de Napoléon n’a été qu’un carnage de quinze années. Il est vrai que ce refrain est quelque peu fréquent en même temps qu’il est incontournable. Bonaparte est connu pour ses talents militaires. Il exporte la France par les bottes de ses grognards. Or le mépris de Napoléon pour la vie humaine est si flagrant que le nier serait malhonnête. Napoléon meurt en 1821 sur une dernière escroquerie – qui en est presque comique. Il rédige comme suit son testament qui marquera les années ultérieures : « Je souhaite que mes cendres reposent au milieu de ce peuple français que j’ai tant aimé ». Or bien des années plus tôt Bonaparte a donné son opinion sur les Parisiens : « Ce sont des gens à pisser dessus ». Difficile d’être plus clair. Et la France ? « Je n’ai qu’une passion, qu’une maîtresse et c’est la France : je couche avec elle, elle ne m’a jamais manqué, elle me prodigue son sang, son trésor. Et si j’ai besoin de cinq cent mille hommes elle me les donne ». Un Roi d’Ancien Régime aurait-il tenu de tels propos ? Comme en écho Napoléon confie à Talleyrand : « J’ai trois cent mille hommes de rente » : il peut en faire tuer trois cent mille [et par an !] s’il le souhaite. Du reste il piochera abondamment dans le vivier démographique de la France de la fin du XVIIIe bien qu’il ait été déjà entamé par les Conventionnels de 1792 et 1793 : sans aller jusqu’aux cinq millions de morts cités par Chateaubriand qui était probablement mu par sa haine pour Bonaparte et souhaitait donc démesurément grossir le bilan, on peut estimer les pertes humaines pour la seule France entre 400.000 et un million cent mille.

Jamais Napoléon ne semblera affirmer de remord pour les pertes par lui causées. Il donne même le fond de sa pensée au chancelier Metternich : « Un homme comme moi se fout de la vie d’un million de cons ». C’est dit. Plus tard : « l’Europe n’est qu’une vieille putain pourrie dont je ferai tout ce qu’il me plaira avec huit cents mille hommes ». Moins courant : « Un polonais n’est pas un homme, c’est un sabre ». Parlant des peuples, on dirait que l’Empereur s’empresse de les relier au « fait militaire ». Du reste cet homme aime la guerre. Cabanis écrit que Napoléon fut « un fléau pour l’Europe, et un maitre égoïste ». Déjà n’était-ce pas lui qui déclarait : « Si j’ai conquis des royaumes c’est pour que la France en retire des avantages [avantages de toutes natures y compris matériels] et si je n’obtiens pas ce que je désire, alors je serai obligé de réunir ces royaumes à la France. Voilà ce que je ferai de l’Espagne, et des autres États, si l’on ne veut pas entrer dans mon système ». Cette pensée du moins a le mérite de clarifier la pensée soi-disant fédérale de Napoléon : certains historiens disent que ce souverain voulait une Union Européenne avant l’heure et que son défaut est d’y avoir oeuvré trop tôt. Ce projet « européiste » ne consistait en fait qu’à ployer les autres peuples pour acquérir des avantages dans un sens unilatéral : c’est moins une Union Européenne qu’une organisation coloniale établie sur le continent. Mais il est vrai que « le peuple est le même partout quand on dore ses fers, il ne hait pas la servitude ».

Napoléon et l’argent

Bonaparte a été montré par la légende comme un individu désintéressé par l’argent. Or il n’en est rien. Issu d’une famille de la petite noblesse peu aisée, Napoléon aura la hantise de retomber dans les limbes financières de ses débuts. Quitte à frôler l’indécence. Prenons cet exemple tiré d’un livre de Jean Tulard. Cet historien est une autorité sur Napoléon : c’est un connaisseur comme Jérôme Carcopino l’était pour César. Il accrédite la présence d’une berline pleine d’or et de joyaux dérobée comme butin à Waterloo par les forces ennemies et que Napoléon emportait avec lui en cas de besoin. Ce qui n’empêche pas l’Empereur déchu de dire à Sainte-Hélène : « Toute ma vie je ne me suis jamais soucié d’argent ».
Et pourtant il n’a jamais songé qu’à cela. Ce monarque a accumulé au cours de son existence un magot secret approchant les cent millions de francs et qui en fit sans conteste l’un des chefs d’État les plus fortunés de son temps… avant que cette richesse ne disparaisse par les rapines des coalisés et du gouvernement bourbonien de 1814 et par les nécessaires dépenses destinées soit au renflouement du budget d’État, soit aux graissages de pattes pour « favoriser » la chance. Toujours sur Sainte-Hélène Napoléon confiera à Gourgaud : « les Anglais ne savent pas vivre : si seulement ils m’envoyaient un million par an pour mes menus plaisirs ! »

On est frappé par le souhait naïf de cet Empereur qui est d’abord un prisonnier. Un prisonnier de marque certes mais quand même. « Quand on a gouverné le monde, c’est bien le moins que d’avoir un château » dit-il. Et Napoléon ne cesse de prodiguer ses conseils aux autres Bonaparte. Satisfait de la réussite financière et sociale de sa famille -et quoi de plus normal quand on est issu d’une noblesse pauvre- il prodigue ses conseils : la famille de Lucien pourrait par exemple entrer dans le cercle des cardinaux de l’Église apostolique et romaine – et du reste ce miracle aura lieu au consistoire du 13 mars 1868 ; Jérôme et Joseph pourraient aller en Italie et s’affilier aux bonnes familles par les millions de francs qu’ils ont recueilli durant l’Empire. Quant au fils d’Hortense de Beauharnais, son destin dépassera toute mesure : il finira Empereur en 1852 et laissera la France plus grande qu’en 1848.

* * *
Que conclurons-nous maintenant de Napoléon Bonaparte ? D’abord que la légende qui anime encore le personnage fut en grande partie construite par les écrits de Sainte-Hélène. Or Sainte-Hélène fut une usine de mensonges. Napoléon en sentait la nécessité : « Il n’y a que le martyr qui puisse rendre la couronne à ma dynastie ». Bainville écrit que « Napoléon avait très bien compris qu’il avait l’occasion de composer sa propre histoire, et de lui imprimer le caractère qu’il voulait. Non seulement, comme la plupart des auteurs de Mémoires, il a présenté sa propre apologie, mais encore, racontant le passé avec un esprit mûri et l’expérience des hommes, il a donné à son récit un tour propre à agir sur les imaginations et qui a fixé les faits dans une forme malaisément révocable. Il a donné à sa vie, à son règne, à ses guerres, un certain ton. Il a même refait ses mots historiques. Il les a écrits tel qu’il aurait dû les prononcer et depuis, on les a répétés comme il les a écrits ». Il s’attribua même la paternité de conséquences qu’il n’avait pas prévues comme le principe des nationalités qu’il aura certes éveillé… mais contre la France.

Dans le domaine institutionnel Jacques Bainville nous dit que « l’État napoléonien qui a duré à travers quatre régimes, qui semblait bâti sur l’airain, est en décadence. Ses lois s’en vont par morceaux. Bientôt on sera plus loin du Code Napoléon que Napoléon ne l’était de Justinien et des Institutes, et le jour approche où, par la poussée d’idées nouvelles, l’oeuvre du législateur sera périmée ». Elle l’est déjà.
Son oeuvre institutionnelle même lui est soit attribuée faussement soit corrompue par son esprit sous-jacent : ces « masses de granit » dont parlait Napoléon résident dans cinq piliers majeurs que sont le Concordat qui fit de l’Église Catholique de France une coquille vide placée sous la tutelle de l’État ; la Banque de France qui fut longtemps une entreprise privée imprimant la monnaie sans en passer par le Gouvernement ; le Code Civil dont la source première remonte à Cambacérès et au jacobinisme révolutionnaire ; les Préfets dont l’origine directe est celle des Agents nationaux de Robespierre et dont l’inspiration lointaine est celle des intendants d’Ancien Régime ; en sus de l’Université dispensant le catéchisme impérial et qui n’est probablement que la seule innovation dont on puisse créditer positivement Napoléon. Chardigny écrit en 1988 que « l’idée que la France et une partie de l’Europe vivent encore dans les structures fixées par l’Empereur est une illusion. Il n’en reste guère que de glorieux et vivaces souvenirs ».

On croit presque discerner en Bonaparte ce que sera De Gaulle au vingtième siècle : nos articles concernant les faces méconnues de Napoléon et De Gaulle pourraient somme toute être lus en parallèle puisque si chacun de ces militaires semble figurer une restauration de la grandeur de la France dans des domaines communs et profite d’une légende historique soigneusement entretenue, ces proches camarades -réforme du mode de suffrage, de la monnaie, des institutions, de l’équilibre budgétaire pour l’un et l’autre- dissimulent cependant le fait que chacun de leur Gouvernement a représenté un tempo majeur du long déclin national. Conscient du fait que Napoléon ait laissé la France plus petite qu’en 1799 De Gaulle déclara : « On ne mégote pas la Grandeur ». Quelle Grandeur ? Celle d’une France plus petite en 1815 qu’en 1800 ? Ramenées en France en 1840 les cendres de l’Empereur furent transportées aux Invalides et scellées dans un lourd tombeau ceint de lauriers. Des millions de touristes photographient chaque année ce lieu de dernier repos. Une statue représentant Napoléon habillé en costume impérial est disposée dans le tombeau au côté de bas-reliefs représentant les principales et prétendues « concrétisations » de son Gouvernement. Jusqu’au granit la falsification de l’Histoire fut restituée. Mais Napoléon n’aura somme toute affaibli qu’une seule Nation : la sienne. Reléguée aux ornières de l’Europe, ensanglantée démographiquement et territorialement amputée, il faut attendre 1856 pour que Napoléon III la rétablisse temporairement dans le concert des grandes puissances. Restons-en donc au constat de Jacques Bainville : « Sauf pour la gloire et sauf pour l’art il eût probablement mieux valu qu’il n’eût pas existé ».

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Bibliographie :
BAINVILLE Jacques, Napoléon, éd. Gallimard, coll. TEL, 2006.
BRANDA Pierre, le Prix de la Gloire : Napoléon et l’argent, éd. Fayard, 2007.
CARATINI Roger, Napoléon : une imposture, éd. ArchiPoche, 2014.
CHARDIGNY Louis de, l’Homme Napoléon, éd. Perrin, 2008.
GRUNBERG Gérard, Napoléon : le noir génie, éd. CNRS, coll. Histoire, 2015.
LEFEBVRE Georges, Napoléon, éd. Nouveau Monde, coll. Poche, 2012.
TULARD Jean, Napoléon, éd. Cercle Maxi-Livres, 1997.

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