Philisto

L'Histoire de France, de l'Europe & du Monde

De l’histoire de l’Union Soviétique, on se souvient principalement de Joseph Staline (1878-1953) et ce dernier a été stigmatisé comme seul tenant des crimes du communisme. Mais à l’origine, il y avait Lénine. Vladimir Ilitch Oulianov (1870-1924) de son nom complet, nourri aux enseignements de Marx et d’Engels, fut à l’origine de l’État qui allait bouleverser, 70 ans durant, la donne de la diplomatie mondiale. Tandis qu’en Russie la mémoire du personnage s’efface des mémoires, au rythme effréné des ans et de la démocratie nouvelle, les individus épargnés par l’héritage communiste croient tout savoir sur Vladimir Lénine. Mais connaît-on réellement cet homme, au crâne chauve et à la barbe châtain, qui passa sa vie à rêver la « révolution sociale » ?

Lénine

Une jeunesse mouvementée

La révolution bolchévique de la fin d’année 1917 est intimement liée à Vladimir Lénine. Lénine est né à Simbirsk le 10 avril 1870, et est le quatrième de huit enfants : Anna, Alexandre, Olga (mort-née), une seconde Olga, Nicolas (mort à un mois), Dimitri et Maria. Simbirsk est située à 1000 kilomètres au sud-est de Moscou, sur les rives de la Volga. La famille Oulianov bénéficie d’une condition privilégiée et possède en outre une propriété avec étage, ce qui pour l’époque est signe d’une relative prospérité. Le père, Ilia Oulianov, né sur l’estuaire de la Volga en 1834, est diplômé de la faculté de mathématiques et de physique de l’université de Kazan. D’abord enseignant, il devient dès 1869 inspecteur des écoles primaires de la province de Simbirsk. Enfin en 1874, Ilia devient directeur des écoles primaires et, par-là même, devient conseiller d’État titulaire, c’est-à-dire entre dans la noblesse russe.

Avant que la révolution ne le pousse à s’afficher comme leader communiste de premier plan, Lénine ne rechignera jamais à rappeler son origine noble, ce qui l’aidera d’ailleurs à gagner un procès et ce, tout autant que sa connaissance du Droit. Car Vladimir Oulianov désire entrer à l’université de Kazan, celle où jadis son père s’était inscrit, pour devenir avocat. Sans doute le caractère libéral de cette profession, non rémunérée par l’État tsariste, l’a-t-il encouragé dans cette voie. En annonçant sa volonté d’étudier le domaine juridique, Lénine créé la surprise au sein de sa famille. À l’époque, la mode est d’étudier les sciences naturelles, et Alexandre, frère aîné de Vladimir, n’y aura pas dérogé. Par ailleurs, la plupart des anti-tsaristes, qu’ils soient marxistes ou populistes, s’y retrouvent : Alexandre n’y survivra pas. Happé et convaincu par un groupe terroriste de comploter contre la vie du monarque romanov Alexandre III, il sera arrêté avec 15 autres conjurés et, prenant sur lui l’entière responsabilité du crime, refusera la grâce du tsar et sera pendu le 8 mai 1887, après avoir imploré le pardon de sa mère. Il verra ses camarades agoniser près d’une demi-heure à la potence, à cause de l’incapacité du bourreau à avoir prévu une longueur de corde suffisante : il y aura strangulation, mais pas la traditionnelle rupture des vertèbres du cou censée enclencher une mort immédiate. L’attitude d’Alexandre dégoûtera Vladimir des attitudes chevaleresques.

Ferments d’anti-tsarisme

En mars 1887, la nouvelle est communiquée à Lénine, qui écoute attentivement la leçon au lycée de Simbirsk. Prévenu de l’arrestation de son frère aîné, Lénine confiera à ses proches : « Non. Nous ne suivrons pas cette voie. Ce n’est pas cette voie qu’il faut prendre. » Lénine a toujours su maîtriser ses émotions, et après avoir passé ses années de lycée à étudier sans préoccupation politique, il entrera donc en Droit, à Kazan, ville multiculturelle comptant en son sein une forte population musulmane. Il est exclu de l’université alors qu’il n’est qu’en première année : la cause en est sa présence à une réunion d’étudiants marxistes. Le fait qu’il soit frère d’un régicide n’arrange rien. Après diverses sollicitations de sa part et suppliques de sa mère, Vladimir Ilitch obtient le droit de passer les examens universitaires en candidat libre. Il réussit, exploit remarquable, à obtenir la note maximale dans toutes les matières et finit premier sur 134. Après un bref moment passé à exercer une fastidieuse activité de documentation pour l’avocat libéral Khardine, avec lequel Lénine partage la passion des échecs, s’ensuit une longue cavalcade à travers le continent : Lénine, imprégné de la doctrine marxiste, notamment après avoir traduit en russe le Manifeste du Parti Communiste de Karl Marx, s’exile à Paris où l’allure aisée des passants lui plaît (!), à Londres dont il affectionne le British Museum, il voyage en Suisse, sans oublier un exil de trois ans en Sibérie dont il profite pour contracter un mariage avec Nadejda « Nadia » Kroupskaïa. Il n’oublie pas de rencontrer des leaders socialistes, tels que le russe Plekhanov dont la rencontre le laisse amer, ainsi que Paul Lafargue (gendre de Marx) et Jean Jaurès, dont Lénine n’adhère pas au style oratoire. En 1905, une révolte éclate, mais elle est matée dans le sang par les efforts conjoints de l’armée et de l’Okhrana, police politique qui, bien qu’adepte de méthodes moins sauvages, préfigure la Tcheka communiste. Dans son exil, Lénine cherchera constamment à loger près d’une bibliothèque, et le mal de dents dont il souffrira jusqu’au crépuscule de son existence accentuera sa boulimie de lecture, lors de longues nuits blanches. En 1912, Lénine fondera officiellement le parti bolchévique, dont l’origine remonte à une scission d’avec le parti ouvrier social-démocrate de Russie.

De Février à Octobre

Retour de Vladimir I. Oulianov

Février 1917 : l’empire s’effondre, le monarque Nicolas II entré en fonction en 1894, est déposé et emprisonné avec sa famille à Iekaterinbourg. La mort l’y attend et, de cette obscure bâtisse, s’échappera un des plus grands mystères du XXe siècle : « Anastasia est-elle en vie ? » En apprenant le succès de la révolution de février, Lénine saute immédiatement dans un train, part pour l’Allemagne puis la Russie. Comme le dit dans un élan lyrique Stefan Zweig, à ce moment-là, « le monde changea brutalement d’horaire » et le train, lancé à toute allure, emmenait un individu qui, gouverné, obsédé par l’idée de « sa » propre révolution, consumerait bien des vies.

Image
Nicolas II et sa famille.

En fait, la rage intérieure guidait Lénine dans la préparation de la grande révolution qu’il espérait. Sans la colère que Lénine réussissait à contenir mais qui bouillonnait violemment dans les tréfonds de son âme, Vladimir Ilitch Oulianov n’aurait pas montré une si grande détermination, une si grande violence verbale, un si grand mépris des masses et des individus. Le but qu’il s’était fixé consistait à venger Alexandre et la tristesse qui avait enveloppé Maria, sa pauvre sœur qui jadis rugissait contre le tsar dans la maison familiale, et cet objectif ne pouvait emprunter d’autre voie que celle du soulèvement. Peut-être, après tout, Lénine a-t-il été un communiste de vengeance personnelle davantage qu’un communiste de conviction.

Le 29 avril 1917, le gouvernement provisoire d’Alexandre Kerensky mettait en place les cartes de ravitaillement. Les paysans, soutenus par les industriels, refusèrent de vendre leurs excédents de blé au prix fixé. Pour Lénine, les soviets, -conseils de prolétaires et d’ouvriers exerçant un pouvoir local- devaient recenser les biens existants et en assurer un contrôle permettant de les échanger contre le blé nécessaire : des céréales contre des outils et des vêtements. Cela permettrait, écrit-il le 28 mai, le triomphe du socialisme, qu’il réduisit alors au fait… de ne pas mourir de faim ni de froid. Le gouvernement russe, qui consistait en une coalition de ministres dits « socialistes » et « bourgeois », refusa de livrer la terre aux paysans et poursuivit le conflit qui, depuis 1914, ensanglantait l’Europe et accablait l’économie russe : en juillet et août 1917, 366 entreprises fermèrent leur porte, soit 90 000 ouvriers à la rue. De plus, 200 puits de mine cessèrent leur activité dans le Donbass. Le pays gaspillait chaque jour 65 millions de roubles pour mener la guerre, et la dette s’élevait à 60 milliards.

Lénine avertit le gouvernement que l’écart entre ses paroles humanistes et ses actes ne durerait guère ; le premier congrès du soviet de Pétrograd s’ouvra le 3 juin et, le 4, le ministre menchevik Tseretelli déclara, d’un air assuré : « À l’heure présente, il n’y a pas en Russie de parti politique qui dise « Donnez-nous le pouvoir, allez-vous en, nous occuperons votre place » ». Lénine élève la voix : « Ce parti existe. Et il est prêt à tout moment à saisir le pouvoir entre ses mains ». Stupeur, puis rire d’une bonne partie de l’assistance. Réponse du chef communiste : « Vous pouvez rire autant qu’il vous plaira ». Le 8 juin, le parti bolchévique appela à manifester lors du 10. Le congrès du soviet l’interdit, et Lénine dut annuler son appel et le reporter au 18. Ce jour-là, Pétrograd fut noyée sous des banderoles diverses : « Tout le pouvoir aux soviets ! »« À bas la guerre ! »« Nationalisation du capital ! »« le Pain et la Paix ! ».

Fin juin, Lénine partit se reposer en Finlande : mais les évènements se précipitèrent soudainement en son absence. La colère monta à Pétrograd, enivrée par le militantisme haineux du parti bolchévique. La crise socio-économique s’amplifia dangereusement. Le 24 juillet, Kerensky prit la décision de constituer un second gouvernement provisoire, avec l’assurance des mencheviques de rester au sein de la coalition, tandis que Lénine, grimé en paysan, était parti prendre le train pour un lac du golfe finlandais. Lénine prit néanmoins les choses en main : dans le grenier où il élit domicile, il réunit régulièrement un Comité Central bolchévique pendant que Trotsky créé, le 9 octobre, un Comité militaire révolutionnaire. Les grèves paralysaient le pays et offrirent à Lénine les conditions propices au coup d’État, mais il voulut patienter encore un peu afin qu’une écrasante majorité de soldats, qui affluaient encore du front de l’ouest, soient acquis à la cause de son parti.

Le coup d’État et son déroulement

L’insurrection d’Octobre a été, selon le témoignage de Lénine, conduite par son ami et collègue Léon « Trotsky » Bronstein, version que Staline se refusa à admettre sa vie durant, ce qui n’est guère étonnant compte tenu de la rivalité qui les opposera. En tout cas, la tactique révolutionnaire du futur fondateur de l’Armée rouge procédait d’une vision léniniste du coup de force, qui, elle-même, ne pouvait s’appliquer qu’à travers la situation unique de la Russie démocratique de 1917. Après la mort de Lénine furent retrouvés certains livres de chevet qu’il aimait à lire, parmi lesquels De la guerre de Clausewitz et la Guerre civile en France de Marx, qui indiquaient que Lénine avait une vision philosophique du soulèvement. La veille du coup d’État, Lénine est optimiste et impatient. Trotsky donne la marche à suivre : « Avant tout, il faut occuper la ville, s’emparer des points stratégiques, renverser le gouvernement. […] Les masses ne nous servent à rien ; une petite troupe suffit. » Lénine lui oppose que les masses doivent jouer le rôle moteur, ce à quoi Trotsky réplique avec raison que ce n’est plus une insurrection mais la guerre. On est frappé par les conceptions naïves de Lénine, que l’on croyait être artisan de la prise du pouvoir. L’idée trotskyste de la prise de l’appareil étatique est infiniment plus dangereuse pour la démocratie que celle de Vladimir Oulianov.

Au cours d’une réunion du Comité Central du parti bolchévique, le 10 octobre 1917, à laquelle avait pris part Lénine entre-temps revenu de Finlande, le Comité avait approuvé, à l’exception de Zinoviev et Kamenev, l’insurrection immédiate. Le 17 du même mois, Lénine ne manqua pas de s’élever contre ces hommes ruant dans les brancards. La troupe d’assaut de Trotsky se composait d’un millier d’ouvriers, de marins et soldats, originaires de la Baltique et de régiments lettons. Durant dix jours, les « Rouges » se livrèrent à une batterie de « manœuvres invisibles » censée les entraîner afin que le Jour-J, nulle hésitation ne vienne contrarier le plan. Cette technique fit d’ailleurs partie de la stratégie révolutionnaire de la IIIe Internationale. En octobre 1917, avant que n’ait lieu le coup bolchévique, la presse adverse se déchaîna contre l’activité du parti communiste : il y avait en effet de quoi puisqu’elle avait lieu au grand jour. Les bolchéviques haranguaient les masses, et ne cachaient point leur objectif de renversement par la force.

Il est inexact de dire que Kerensky, chef du gouvernement démocratique, ne fit rien pour se prémunir du danger : il s’est préparé lui aussi à l’affrontement. Il a d’ailleurs appliqué les systèmes policiers auxquels font encore confiance nos chefs actuels. Lénine lui-même déclara : « Il faut se méfier de Kerensky ; ce n’est pas un imbécile ». Kerensky garnit d’élèves-officiers et de cosaques fidèles le Palais d’Hiver, celui de Tauride, les Ministères, les centraux téléphoniques et télégraphiques, ainsi que le siège de l’État-major général. Il peut compter sur 20 000 hommes dans Pétrograd. Des régiments sont massés aux alentours pour, en cas de succès communiste, étouffer au berceau la révolution rouge. Il y a des nids de mitrailleuses aidés d’autos blindées. Mais Kerensky a commis l’erreur de ne pas signer la paix avec l’Allemagne, et voilà que des masses de déserteurs, venus des tranchées de l’ouest, se déversent dans les rues, avec la soif de vengeance contre le régime. Deux batteries de 75mm sont placés devant le Palais d’Hiver. Lénine est nerveux, porte une perruque, et est prêt à s’enfuir si ça tourne mal …

Le 24 octobre, Trotsky donne le signal : le coup d’État commence. Il fait jour. Le plan détaillé et définitif des opérations a été arrêté par un ancien officier tsariste, Antonov-Ovseienko, révolutionnaire, exilé et… joueur d’échecs. Au quartier-général du parti bolchévique, il y joue sur une carte topographique de Pétrograd : il faut s’imaginer le Roi, pièce-maîtresse du jeu, déposé sur la case du Palais d’Hiver. Un certain Podwoisky survient : les gardes rouges ont pris le Central Télégraphique et la plupart des ponts sur la Néva, afin de rallier le centre-ville au faubourg ouvrier. Les centrales électriques de la ville, les gares et gazomètres, sont pris à leur tour : le coup doit être rapide, et il l’est d’une façon surprenante. On dissimule des mitraillettes au sommet d’immeubles stratégiques pour tirer dans le dos d’éventuels renforts ennemis. Les bruits courent dans les masses : « Kerensky tué »« Lénine est au Palais d’Hiver ».

La foule reflux vers le Palais d’Hiver mais le drapeau rouge n’y flotte pas. Libéraux et mencheviks, et même les anciens tsaristes, refusent de croire au coup d’État communiste. Mais seuls les organes politiques et administratifs sont encore aux mains de Kerensky, car le Palais où ont été précautionneusement affectés les ministères, le Palais de Touride aussi, n’ont point été attaqués. Rien n’est fini. Le lendemain, 25 octobre, Trotsky attaque le Palais d’Hiver. Les canons de 75mm dispersent rapidement les gardes de Kerensky. De temps en temps provient, d’ici ou là, le son du canon ou de la mitrailleuse. Le croiseur Aurora, ancré dans la Néva, ouvre à son tour le feu sur le Palais. Celui-ci est forcé, les ministres sont prisonniers, le gouvernement est renversé. Lénine devient le maître, et il ôte sa perruque. Après une éreintante guerre civile entre Blancs et Rouges qui manque plus d’une fois de précipiter les bolchéviques dans la mort, après avoir enfin trahi, dès la victoire, ses amis anarchistes avec lesquels il s’était pourtant allié, Lénine sera dictateur de toutes les Russies.

Lénine fut l’un des plus grand génie politique de l’Histoire. L’empreinte qu’il a laissée est encore fraîche et est à l’origine des États communistes du temps présent : le Vietnam, la Chine, le Laos, la Corée du Nord et Cuba existeraient-ils sous leur forme actuelle si Vladimir Lénine n’avait existé ? En transportant « sa » révolution aux confins du monde, Lénine ne faisait pas qu’exaucer le souhait utopique d’un monde plus juste et plus humain : il bouleversait le calendrier de l’Histoire, et posait arbitrairement les fondations d’un empire totalitaire, l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques, responsable de plusieurs dizaines de millions de morts.


BRUHAT Jean, Lénine, éd. Schmitt, 1970.
MALAPARTE Curzio, Technique du coup dÉtat, Grasset, 2011.
MARIE Jean-Jacques, Lénine : 1870-1924, Balland, 2004.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *