Vienne, le 12 novembre 1814.
Sire,
M. de Metternich et lord Castlereagh avaient persuadé au cabinet prussien de faire cause commune avec eux sur la question de la Pologne. Mais l'espoir qu'ils avaient fondé sur le concours de la Prusse n'a pas été de longue durée. L'empereur de Russie, ayant engagé le roi de Prusse à venir dîner chez lui il y a quelques jours, eut avec lui une conversation dont j'ai pu savoir quelques détails par le prince Adam Czartoryski. Il lui rappela l'amitié qui les unissait, le prix qu'il y attachait, tout ce qu'il avait fait pour la rendre éternelle. Leur âge étant à peu près le même, il lui était doux de penser qu'ils seraient longtemps témoins du bonheur que leurs peuples devraient à leur liaison intime. Il avait toujours attaché sa gloire au rétablissement d'un royaume de Pologne. Quand il touchait à l'accomplissement de ses désirs, aurait-il la douleur d'avoir à compter parmi ceux qui s'y opposaient son ami le plus cher et le seul prince sur les sentiments duquel il eût compté ? Le roi fit mille protestations et lui jura de le soutenir dans la question polonaise. « Ce n'est pas assez, reprit l'empereur, que vous soyez dans cette disposition, il faut encore que vos ministres s'y conforment. » Et il engagea le roi à faire appeler M. de Hardenberg. Celui-ci étant arrivé, l'empereur répéta devant lui et ce qu'il avait dit, et la parole que le roi lui avait donnée. M. de Hardenberg voulut faire des objections, mais pressé par l'empereur Alexandre qui lui demandait s'il ne voulait pas obéir aux ordres du roi et ces ordres étant absolus, il ne lui resta qu'à promettre de les exécuter ponctuellement. [...]
Ce changement de la Prusse a fort déconcerté M. de Metternich et lord Castlereagh. Ils auraient voulu que M. de Hardenberg eût offert sa démission, et il est certain que cela aurait pu embarrasser l'empereur et le roi, mais il ne paraît pas y avoir même pensé.
Pour moi, qui soupçonnais M. de Metternich d'avoir obtenu le concours des Prussiens par plus de concessions qu'il n'en avouait, je penchais plutôt à croire que cette défection de la Prusse était un bien, et Votre Majesté verra que mes pressentiments n'étaient que trop fondés.
Le grand-duc Constantin, qui est parti depuis deux jours, doit organiser l'armée du duché de Varsovie. Il est aussi chargé de donner une organisation civile au pays. Le ton de ses instructions annonce, selon M. d'Anstedt qui les a rédigées, que l'empereur Alexandre ne se départira d'aucune de ses prétentions. L'empereur doit avoir engagé le roi de Prusse à donner pareillement une organisation civile et militaire à la Saxe. On rapporte qu'il lui a dit : « De l'organisation civile à la propriété, il n'y a pas loin. » Dans une lettre que je reçois de M. de Caraman, je trouve que le frère du ministre des finances et plusieurs généraux sont partis de Berlin pour aller organiser la Saxe. M. de Caraman ajoute que néanmoins l'occupation de la Saxe n'est plus présentée à Berlin comme définitive, mais seulement comme provisoire.
On raconte encore que l'empereur Alexandre, parlant de l'opposition de l'Autriche à ses vues, et après des plaintes amères contre M. de Metternich avait dit : « L'Autriche se croit assurée de l'Italie, mais il y a là un Napoléon dont on peut se servir » ; propos dont je ne suis pas certain, mais qui circule, et qui, s'il est vrai, peut donner la mesure complète de celui qui l'a tenu. [...]
Talleyrand, Mémoires, t. II, 1891.
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