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L'Histoire de France, de l'Europe & du Monde

Au Moyen Âge, le royaume de France est un espace presque exclusivement chrétien où l’unité religieuse est le ciment du tissu social. Dans ces conditions, les juifs se trouvent en marge de la société. La tolérance du pouvoir et des populations vis-à-vis des communautés juives varie selon les espaces et les périodes, à une époque où le domaine royal est loin de couvrir l’ensemble de la France actuelle. Si toute la période est marquée par un antijudaïsme latent, ce sont des contextes particuliers qui amènent les violences et persécutions.

Des communautés juives anciennes

La présence des juifs en Europe occidentale est très ancienne : les premières communautés se sont installées au temps de l’Empire romain dès les premiers siècles de notre ère. L’Église primitive tolère le judaïsme et espère qu’à terme tous les juifs reconnaîtront le caractère divin du Christ. A la chute de l’Empire romain, les juifs ne sont pas plus menacés que les autres par les migrations barbares, hormis dans le cas de l’Espagne wisigothique, où les rois successifs instaurent une législation antijuive. Le haut Moyen Âge est une période prospère pour les communautés juives. Les juifs exercent les métiers du commerce, de la médecine, de l’artisanat mais aussi de la terre. Tolérés également sur l’autre rive de la Méditerranée, ils jouent un rôle central dans les échanges avec l’Orient. Lorsque le calife de Bagdad Harun al-Rashid envoie son éléphant à Charlemagne, c’est un juif qui conduit l’ambassade jusqu’à Aix-la-Chapelle.

L’Église porte quant à elle un discours ambigu sur les juifs. D’un côté ils sont le peuple de l’Ancien Testament, choisi par Dieu, qui a transmis les Saintes Écritures aux chrétiens, et à ce titre ils doivent être protégés. L’Église prohibe les conversions forcées et les États pontificaux (notamment le Comtat Venaissin) s’avèrent les plus sûrs. D’un autre côté, les juifs sont le peuple déicide et symbolisent l’obstination à refuser de reconnaître la divinité du Christ. Jusqu’au Xe siècle, la tolérance l’emporte. Louis le Pieux autorise ainsi les juifs à employer à leur service du personnel chrétien, malgré toutes les décisions contraires des conciles et les protestations d’Agobard, évêque de Lyon (814-1840). Charles le Chauve ne donne pas suite à la proposition présentée par le concile de Meaux et Paris (845-846) d’interdire aux Juifs de circuler durant les fêtes de Pâques. L’égalité devant l’impôt est totale : les juifs ne sont pas soumis à une taxe spéciale. En justice, un juif qui poursuit un chrétien peut ne produire que des témoins chrétiens, mais un chrétien qui poursuit un juif doit produire autant de témoins juifs que chrétiens. Aucune disposition particulière ne protège la vie des juifs en France (au contraire d’autres pays), mais probablement tout simplement parce qu’elle n’est pas spécialement menacée.

Le tournant du XIe siècle

A partir du XIe siècle, dans le contexte des croisades, propices à des bouffées de millénarisme, le climat se détériore vraiment. Dès le début du siècle, les communautés juives – particulièrement celles situées entre la Loire et Rouen – subissent une persécution menée sur l’accusation que la destruction du Saint-Sépulcre à Jérusalem, opérée par le calife fatimide al-Hakim (1009), aurait été suggérée par des juifs, alors ce souverain persécute autant les juifs que les chrétiens.

En 1095, le pape Urbain II lance son appel à la croisade pour aider l’empereur byzantin et libérer la Terre sainte. Les deux premières armées de croisés, dirigées par Pierre l’Ermite et Gautier Sans-Avoir, ne s’en prennent pas spécialement aux Juifs, mais les autres troupes, venues de France, d’Angleterre, de Lorraine et des Flandres, massacrent les ennemis de la foi se trouvant sur leur chemin. Pierre de Cluny adresse à Philippe Ier (roi de France) la question suivante : « Pourquoi devons-nous chercher les ennemis du Christ dans les pays lointains, lorsque les juifs blasphémateurs, qui sont bien pires que les Sarrasins, vivent au milieu de nous et outragent impunément le Christ et les sanctuaires de l’Église ? » Les communautés juives de France sont relativement épargnées (hormis celle de Rouen), au contraire de celles d’Allemagne (massacres de Spire, Worms, Mayence, Cologne, Neus, …). De nombreux Juifs se convertissent en apparence au christianisme avant de retourner à leur ancienne foi une fois le calme revenu. La deuxième croisade (lancée en 1145) n’entraîne en revanche pas de troubles antijuifs majeurs, grâce notamment à la protection qu’accorde l’empereur Conrad III à ses sujets juifs.

Fantasmes antijuifs et expulsions

L’expulsion de 1182

Les règnes de Louis VI (1108-1137) et de Louis VII (1137-1180) constituent une période de relative prospérité pour les Juifs de France. Louis VII n’écoute pas Pierre le Vénérable qui lui conseille de dépouiller tous les Juifs, en 1146. C’est sous son règne qu’apparaissent cependant les premières accusations de meurtres rituels. Du côté de l’Allemagne, la découverte du cadavre d’un chrétien dans le Main entraîne le massacre d’une vingtaine de juifs en 1147. Quelques décennies plus tard, un soir de 1171, c’est en France, à Blois, que le domestique d’un seigneur dit avoir vu un juif jeter le cadavre d’un enfant dans la Loire. On accuse les Juifs de se servir de sang chrétien pour la célébration de leur Pâque. L’affaire se termine par l’exécution de l’ensemble de la communauté juive de Blois : une cinquantaine de Juifs sont brûlés sur le bûcher après avoir été condamnés par un tribunal. Quelques années plus tard, les accusations de profanation d’hosties consacrées se multiplient.

En 1180, Philippe Auguste succède à son père Louis VII. Beaucoup moins tolérant que son prédécesseur, l’une de ses premières décisions consiste à faire arrêter les Juifs de son domaine pour les libérer suite au versement d’une rançon. Il annule également les dettes des chrétiens à leur égard. En 1182, un édit du roi expulse les Juifs du domaine royal en les dépouillant de tous leurs biens. Le roi finit par les rappeler en 1198, mais ils doivent être attachés comme serfs à la glèbe et ne peuvent rien posséder. Les décisions de Philippe Auguste n’ont pas de grandes conséquences sur les Juifs de France, puisque seule une minorité d’entre eux vit sur le petit domaine capétien, mais elles annoncent les expulsions décidées par ses successeurs. Ces mesures de persécutions permettent de renforcer la cohésion sociale en rassemblant les populations du royaume derrière le prince (comme la souligné Robert Moore).

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Expulsion des Juifs (portant rouelle) en 1182. Miniature des Grandes Chroniques de France.

La législation antijuive

Au XIIIe siècle, sous le pontificat d’Innocent III (1198-1216), apparaissent les premières bulles concernant les Juifs. Le concile de Latran IV (1215) impose ainsi pour la première fois aux Juifs un signe distinctif, législation peut-être inspirée des pays musulmans. Ils doivent porter la rouelle (étoffe cousue au niveau de la poitrine à gauche) ou le chapeau pointu pour être aisément reconnaissables. En outre, certaines fonctions publiques leur sont interdites. Le port de la rouelle est imposé en France aux hommes juifs en 1269 par Louis IX. Dans les décennies qui suivent le concile de Latran IV, les conciles abordent fréquemment la question des Juifs, réglementant les boucheries juives, l’usure, le comportement des Juifs lors des fêtes chrétiennes, le recours aux médecins juifs, etc. mais aussi pour s’élever contre les mauvais traitements infligés aux Juifs quand leurs vies se trouvent en danger.

En France, le règne de Louis IX (saint Louis, régnant de 1226 à 1270) marque une nouvelle aggravation de la condition des Juifs. Plusieurs fois au cours de son règne, des ordonnances sont prises sur l’usure (restitution aux chrétiens d’une partie de leurs dettes, interdiction de vendre les propriétés des chrétiens pour rembourser leurs dettes, etc.). Outre l’obligation du port de la rouelle déjà énoncée (1269), le grand événement du règne est la controverse de Paris. En 1239, le pape Clément IX appelle les souverains chrétiens à saisir tous les exemplaires du Talmud. La position pontificale amène le roi à ordonner d’organiser une controverse publique entre Nicolas Donin (un juif originaire de La Rochelle converti au christianisme) et quatre rabbins, à sa cour, en présence d’évêques et de dominicains et devant la reine-mère Blanche de Castille. Il s’agit de savoir si le Talmud contient des assertions blasphématoires et contraires à la morale. A l’issue de la dispute, le Talmud est condamné et, le 6 juin 1242, vingt-quatre charrettes d’exemplaires du Talmud sont brûlées à Paris, événement qui afflige profondément les Juifs. En 1244, le nouveau pape Innocent IV appelle le roi à faire brûler les exemplaires ayant échappé à la crémation de 1242, ce qui amène d’autres autodafés.

L’expulsion de 1306

En 1306, Philippe IV le Bel, qui a terriblement besoin d’argent, spolie les Juifs en décrétant leur expulsion assortie d’une confiscation de leurs biens (avant de s’en prendre aux banquiers italiens et aux Templiers l’année suivante). Cette expulsion est sans commune mesure avec celle de 1182. Environ 100.000 juifs prennent la route de l’exil, et des commissaires royaux se chargent à Paris, Troyes, Orléans, Sens, Chinon et bien d’autres villes de vendre aux enchères leurs maisons, synagogues et écoles. La plupart des familles s’installent dans les espaces limitrophes mais certains juifs partent jusqu’en Hongrie (encore en 1433, certains juifs de Budapest se servent du français comme langue courante). Les expulsés semblent garder l’espoir d’un prochain retour. En 1315, Louis X le Hutin leur offre la possibilité de retour, mais limitée à douze ans et assortie de lourdes obligations fiscales, ce qui limite fortement les réinstallations.

La croisade des Pastoureaux et le complot des lépreux

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Les pastoureaux à Verdun-sur-Garonne
(The British Library, XIVe siècle).

Le retour offert par Louis X offre un repos de courte durée. Les difficultés économiques et le contexte des croisades engendrent l’affaire des Pastoureaux (nom désignant des bergers). En Normandie en 1320, vers la fête de Pâques, quelques individus affirment avoir reçu des anges une mission. Ils rassemblent autour d’eux de nombreux marginaux des campagnes et partent pour la terre sainte, se dirigeant vers le Sud de la France. Sur leur chemin, ces pèlerins exaltés attaquent les Juifs, premiers ennemis de la foi qu’ils rencontrent. Cent-soixante juifs sont tués rien qu’à Castelsarrasin, deux cents à Verdun-sur-Garonne. L’autorité royale, voyant d’un mauvais oeil ce mouvement anarchique, y met rapidement fin en sévissant durement, en juillet 1320. Dès l’année suivante, un nouveau mouvement antijuif à caractère populaire prend cependant naissance. La rumeur se répand en effet que les lépreux du monde entier, associés aux Juifs, ont passé un pacte avec les rois de Grenade et de Tunis visant à faire disparaître les chrétiens, en empoisonnant les rivières, sources et fontaines. Soumis à la torture, des lépreux confirment ces accusations. En Touraine et dans le Berry en particulier, de nombreux Juifs sont mis à mort (à Chinon, cent-soixante sont brûlés). Les autorités craignent que cette mouvement ne se transforme en révolte sociale, c’est-à-dire que les possédants soient les prochaines cibles après les Juifs. Elles décident donc de s’en prendre aux Juifs pour canaliser le mouvement et calmer la population, d’où une nouvelle expulsion en 1322.

L’épidémie de peste de 1347-1349

La grande épidémie de peste de 1347-1349 provoque de nouvelles persécutions. L’apparition de la maladie déclenche des attaques contre des groupes très divers dans toute l’Europe : Juifs, étrangers, mendiants, pèlerins et musulmans. Dans un climat de terreur générale, les Juifs sont une cible privilégiée, accusés, comme en 1321, d’avoir empoisonné les puits. Les grandes processions organisées par l’Église ne suffisent pas à calmer les angoisses, et des mouvements à caractère religieux apparaissent spontanément. Des groupes de flagellants sillonnent les routes, se fouettant le dos et chantant des cantiques. Ils s’en prennent aux Juifs. Les persécutions semblent avoir été particulièrement violentes en Allemagne. Dans les États du pape, les Juifs sont à peu près épargnés par les violences grâce à l’intervention de Clément VI.

L’expulsion finale

Au milieu du XIVe siècle, le domaine royal abrite à nouveau des Juifs. En effet, en 1349, le roi de France acquiert le Dauphiné, mais accorde aux Juifs le droit de rester. En 1358, Charles V, qui assure la régence lors de la captivité de Jean II le Bon, offre ensuite aux Juifs la possibilité de revenir dans la royaume pour une durée de vingt ans. Avant que ce délai n’ait expiré, une prolongation de six ans intervient en 1364, puis dix ans en 1374. En 1394, l’autorisation de séjour arrive à son terme sans renouvellement et les Juifs doivent partir, en emportant leurs biens. La Lorraine et dans une moindre mesure l’Alsace sont les terres d’accueil privilégiées.

Dans la seconde moitié du XVe siècle, les troubles antijuifs touchent particulièrement le Sud-Est de la France : en 1456 des troubles apparaissent à Cavaillon dans le Comtat Venaissin, début d’une longue suite de persécutions (Carpentras en 1459, Avignon en 1472 et 1485 …) ; en 1466, un grand nombre de juifs quittent la Savoie à la suite d’un grand procès criminel intenté contre des membres de leur communautés sous des chefs d’accusation divers (manoeuvres abortives, pratique de la magie, meurtres, injures publiques contre le duc). En 1481, la Provence passe sous souveraineté française, mais les Juifs y résidant voient leurs anciens privilèges renouvelés en 1482. Cependant, les troubles s’y multiplient en cette fin du XVe siècle, au point que les villes demandent, les unes après les autres, l’expulsion des Juifs afin d’assurer la tranquillité publique. A partir de 1498 et jusqu’en 1501, les Juifs sont chassés de ce territoire, à moins qu’ils ne se convertissent.

Après l’expulsion de la Provence en 1501, il ne reste plus dans la France telle que nous la connaissons que quelques familles en Savoie et une communauté à Nice, une autre communauté d’environ 2000 individus à Avignon et dans le Comtat Venaissin et quelques milliers d’autres en Alsace. Dans le Sud-Ouest arriveront les marranes, venus d’Espagne et du Portugal. Ces aires géographiques concentreront les principaux foyers juifs à la Révolution française qui les admettra comme citoyens à part entière.


Bibliographie :
Bernhard BLUMENKRANZ (dir.), Histoire des Juifs en France, Toulouse, Privat, 1972.
Jean-Christophe CASSARD, L’âge d’or capétien, 1180-1328, Paris, Belin, 2011.
David NIRENBERG, Violence et minorités au Moyen Âge, Paris, PUF, 2001.

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