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L'Histoire de France, de l'Europe & du Monde

En janvier 1875 la République s’établit définitivement en France. Consolidée par l’échec bonapartiste puis celui du général Georges Boulanger, elle parvint à vivre jusqu’en 1940 avant qu’une dictature technique ne vienne abattre son édifice. Érigée en 1852 sur les cendres du pêché originel, le pronunciamento du 2 décembre 1851, l’autocratie napoléonienne stoppa net en 1870 quand, des suites du désastre de Sedan, un groupe de députés républicains vint à l’Hôtel de Ville proclamer illégalement la renaissance de la République. Cependant des lois manquaient encore pour la faire reposer sur de nouvelles bases constitutionnelles.

Les forces en présence : monarchistes, républicains et bonapartistes

En février 1871 eurent lieu des élections générales censées offrir à Otto von Bismarck la base légale avec laquelle il avait souhaité traiter de l’armistice. Seuls 19 bonapartistes furent élus. Ceux-ci n’avaient néanmoins pas encore essuyé leur plus grand revers : le 9 janvier 1873, le souverain déchu mourut d’un calcul biliaire.
L’héritier impérial fut alors son fils né en 1856, Eugène-Louis Bonaparte, devenu majeur en 1874. Le parti bonapartiste avait certes été handicapé par le décès de l’Empereur, mais ce dernier lui permit aussi de prendre un nouvel essor : libéré d’un personnage dont la vue détournait immanquablement l’esprit vers Sedan et la violation dont la IInde république avait été l’objet, le parti s’enquit vite de son nouveau chef. La propagande bonapartiste se traduisit par de nombreuses brochures facilement dissimulables sous le manteau et dont les pages, afin d’échapper à quelque censure, dissimulaient un portrait du prince. On distribua aussi un feuillet intitulé Napoléon IV et la Prusse et dont l’ambition visait à présenter le fils unique de Napoléon III, comme l’apôtre de la Revanche. Celui-ci devint rapidement populaire et, le 15 août 1873, le jeune homme, happé par l’enthousiasme de la foule, lança un principe que sa dynastie s’était attachée à suivre en vertu des exemples premiers donnés par le Premier Consul : « Tout par le peuple et tout pour le peuple ! »

Le 24 mai 1873 le royaliste modéré Adolphe Thiers, titulaire du pouvoir exécutif depuis 1871, fut contraint à la démission. Philippe Ardant et Bertrand Mathieu notent que « son départ ouvre la question de la nature du régime, compliquée par l’attachement obstiné du comte de Chambord -prétendant monarchiste- au drapeau blanc. L’Assemblée prolonge le provisoire (les républicains s’abstenant) en confiant l’exécutif pour sept ans au maréchal de Mac-Mahon (loi du septennat : 20 novembre 1873) ; en même temps elle charge une Commission, dite Commission des Trente, de proposer de nouvelles institutions. Mac-Mahon apparaît comme un régent attendant une Restauration » (Institutions politiques et Droit constitutionnel , éd. lextenso, 2011). Les auteurs posent l’atmosphère du temps : « Les jeux ne sont donc pas faits, l’histoire hésite, monarchistes et républicains se comptent, s’observent et se marquent, aucun des camps n’a pris d’avantage décisif au cours des années 1870-1873. »

Dans l’esprit du prince impérial, la cause bonapartiste ne pouvait faire reposer ses espoirs sur la personne de Mac-Mahon, lui aussi royaliste modéré comme l’avait été Thiers avant que ce dernier ne rattache ses convictions à la République. Non seulement l’Assemblée n’accordait le septennat au maréchal qu’avec l’espoir d’ouvrir la voie à un régime royaliste, mais l’Empereur ne disait-il pas en dépit des assurances de fidélité prodiguées par Mac-Mahon, que « c’est un égoïste. Il ne donnera jamais ce qu’il pourra garder pour lui-même » ? À travers le prince impérial, l’opinion paternelle se perpétuait : « J’ai recommandé à nos amis de se tenir sur leurs gardes et de ne pas confondre la cause de l’Empire avec celle du maréchal. Celui-ci est au fond mal disposé à notre endroit, il ne voit que son propre intérêt et perd la France. » Le prince impérial liait donc, par cette déclaration, le sort du bonapartisme et celui de la France, tandis que sur l’autre rive de la Manche la Commission des Trente œuvrait à une suggestion institutionnelle tout en excluant l’Empire.

Dans les rangs de la Commission, dominés par les royalistes, n’avaient en effet pris place qu’un seul bonapartiste, Napoléon Daru (ex-ministre des Affaires Étrangères) et un conservateur libéral, Auguste de Talhouët-Roy (ex-député impérial) qui tout en approuvant l’établissement de l’Empire avait néanmoins voté contre certains projets de lois gouvernementaux, marquant ainsi son indépendance. En 1871 Talhouët-Roy prit place au centre-droit orléaniste. Au fond, les bonapartistes n’avaient reçu en cette Commission qu’une place proportionnelle à celle que le scrutin de 1871 leur avait confié : alors que les royalistes écrasaient de leur présence les autres partis (396 sièges sur un total de 638), les impérialistes avaient été virtuellement éliminés (20 sièges pour 2,96 %).
Le président de la Commission, Anselme Batbie, était royaliste et complété par le rapporteur de la Commission à l’Assemblée, Louis de Ventavon, avocat lui aussi royaliste. Mais les républicains et royalistes, tous deux massivement présents au sein de la Commission des Trente, avaient dû s’accorder compromis sur compromis et, considérant l’organisation des pouvoirs publics constitutionnels comme purement temporaire, ils en avaient tiré l’idée de retirer leurs concessions une fois que les circonstances s’en montreraient favorables : à cette fin fut inscrite dans les lois fondamentales la possibilité d’amorcer une procédure de révision qui devait, en définitive, très peu servir.

Les partisans de la république n’étaient pas aveugles : ils connaissaient leurs chances quant au vote final, en témoigne une discussion entre le député Léon Say et l’un des chefs de file de la majorité royaliste, le duc d’Audiffret-Pasquier. Celui-ci répondit, au député républicain lui disant que la monarchie s’instaurerait bientôt, qu’il ne pouvait que l’espérer, ce à quoi Léon Say lui assura : « Oh ! elle est faite, rien ne saurait entraver vos projets… ! » Un obstacle était néanmoins de taille avant que le peuple ne soit contraint à crier « Vive le Roi ! »
Bien que l’Assemblée était à majorité monarchiste, cette dernière demeurait divisée entre deux blocs : l’un orléaniste, fidèle au comte de Paris, l’autre légitimiste fidèle au comte de Chambord, tandis que le groupe républicain restait soudé en dépit des regrettables éclats de voix du radical Léon Gambetta. Ainsi les royalistes prirent conscience qu’ils ne pouvaient que chercher à s’entendre. Mais les efforts entrepris furent jetés à terre quand Henri d’Artois, comte de Chambord, réitéra dans un journal son attachement obstiné au drapeau blanc. Les bonapartistes, dont tant avaient redouté une Restauration dont la réussite aurait empêché un retour de l’Empire, furent soulagés et au premier rang d’entre-eux, Rouher, qui déclara : « Allons lui rendre nos hommages [à Henri d’Artois] ! » L’échec de la Restauration que même les républicains avaient jugé inéluctable, alliée à la personnalité -et au charme !- du prince impérial, soutint électoralement le parti bonapartiste jusqu’à la fin des années 1870 : et en effet, il devint rapidement clair que lorsque se produisait un ballottage, l’électorat flottant tendait à pencher en faveur d’une Restauration impériale : ainsi la fulgurante remontée bonapartiste participa-t-elle directement à l’entente entre républicains et orléanistes en vue de la constitution d’un régime non monarchique.

Les lois organiques (1875)

La Commission des Trente déposa son rapport début 1875 et, alors qu’à la séance du 29 janvier 1875, la Chambre des députés repoussait à une majorité de 24 voix l’amendement Corne qui aurait établi la République définitive, le 30 janvier, un amendement du député Wallon instaurait de façon feutrée le régime républicain : « le Président de la République est élu à la majorité des suffrages par le Sénat et la Chambre des députés réunis en Assemblée nationale ». Le texte, premier acte d’une série de quatre qui, se superposant les uns aux autres, formeraient les lois constitutionnelles de la IIIe république, fut adopté par 353 voix contre 352.
Les tenants de l’idée impériale votèrent contre sauf leur collègue Pierre Magne. À la tribune de l’Assemblée, le bonapartiste Raoul-Duval déclara, en une formule restée célèbre : « Je ne voterai ni l’amendement Wallon, ni l’amendement Desjardins. Je ne me lasserai de le répéter : quand une Assemblée est dans la situation de celle-ci, elle n’a qu’à consulter le pays. Les amendements présentés font la République… Qui voudrait voir la République, pour ainsi dire, entrer dans nos lois par une fissure ? Si elle est établie, il faut que ce soit par une grande et irrésistible manifestation du suffrage universel ! » Ardant et Mathieu écrivent que « ce vote devait entraîner le déclin des espoirs monarchistes, la majorité républicaine se renforçant -par découragement et lassitude- de scrutin en scrutin. Puis furent votées successivement trois lois constitutionnelles : 24 février 1875, relative à l’organisation du Sénat ; 25 février 1875, concernant l’organisation des pouvoirs publics ; 16 juillet 1875, concernant l’organisation des pouvoirs publics. »

Le texte de Wallon parvint à être adopté par le concours des orléanistes, lesquels avaient été poussés à le voter pour deux raisons : ceux-ci ne désiraient pas d’un nouvel Empire, régime qui avait été soutenu par sept millions de suffrages près de quatre ans plus tôt ; ensuite, le régime politique défini par Wallon correspondait au fond au schéma fonctionnel qui avait été théorisé par Guizot et pratiqué de 1830 à 1848, et envers lequel le parti républicain s’était montré initialement hostile. Les ducs orléanistes choisirent d’établir en France une sorte de république orléaniste fondée sur l’organisation des pouvoirs publics constitutionnels tel que le régime des journées de Juillet l’avait édictée. Bien que la soudaine résurgence de l’idée impériale attisa la détermination générale à voter en faveur des lois de 1875, ce qui décida les royalistes à fournir leur vote fut que le régime suggéré à l’Assemblée symbolisait la forme ultime de la démocratie implantée sous une forme traditionnelle : le parlementarisme orléaniste. Le Roi règne mais ne gouverne pas.
Lorsqu’il s’agit donc de voter en janvier, puis février 1875, les lois constitutionnelles, les royalistes majoritaires dans l’hémicycle votèrent en partie pour, avec le concours des républicains, en vue d’exorciser le péril impérial, de la même manière que les royalistes s’étaient jadis rapprochés de Napoléon III afin de conjurer le péril rouge. Ainsi, dans l’esprit du groupe orléaniste, le régime nouvellement établi devait ouvrir la voie à un prince d’Orléans, une fois le comte de Chambord décédé.

Examinons les textes de loi, et d’abord celui du 25 février 1875, relatif à l’organisation des pouvoirs publics constitutionnels. Il est frappant de remarquer que l’ère du Second Empire avait déteint sur les esprits chargés de rédiger la loi davantage que les exemples de républiques précédentes. La règle juridique du 25 février dispose en effet que « le président de la République est élu à la majorité absolue des suffrages par le Sénat et par la Chambre des députés réunis en Assemblée nationale ». En établissant ce mode de scrutin, les constituants avaient à l’esprit un événement très clair : le 2 décembre 1851. Le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte inspira aux députés le soin d’empêcher que le chef de l’État ne soit élu au suffrage universel direct et que, mû par quelque plébiscite de la Nation, il ne se décidât à franchir le Rubicon. Précaution bien inutile. Le pronunciamiento de 1851 eut lieu pour deux raisons : parce que le président était un prince, héritier du trône de France ; parce que nulle disposition ne permettait de trancher un conflit entre un législatif trop fort et un exécutif trop faible. Mais néanmoins la loi du 25 février demeure contraire à un rêve solidement ancré dans le bonapartisme et, plus largement, l’imaginaire français : le mythe du Sauveur, de l’homme que plébiscite la Nation enfin réconciliée avec elle-même.
Considérons, de plus, que la patte monarchiste persiste dans le texte : quand l’article 5 de la même loi confère au président de la République la prérogative de dissoudre la Chambre des députés, après avis conforme du Sénat, afin de procéder à de nouvelles élections générales, ce droit présidentiel est essentiellement monarchique et, somme toute, l’on peut le considérer comme une anomalie dans un régime républicain, anomalie dont on le verra, seul le royaliste Mac-Mahon devait user.

Le bonapartisme de l’époque était encore un mouvement dynamique : le parti se rattachait à un homme, héritier présomptif de la couronne impériale, et de surcroît dont la volonté de s’emparer des leviers du pouvoir demeurait indiscutable. Le prince impérial ne cessait d’affirmer son autorité sur ses partisans afin d’effacer, du moins temporairement, les frictions enflammant sans cesse les rapports entre les deux pôles opposés de son mouvement. Il lui fallait s’imposer et réunir sur son nom les divergences du bonapartisme. Le Petit Journal du 3 mars 1875 (n°4450) écrit que « c’est ainsi que le comité [directeur du parti bonapartiste] s’est occupé de créer toute une presse bonapartiste. Le nombre de ses journaux s’est accru dans une proportion très considérable, et leurs bureaux de rédaction sont devenus, dans les départements, autant de foyer de propagande et d’action bonapartiste venant ajouter leur influence à celle des individualités isolées dont le comité avait dû se contenter d’abord. C’est ainsi encore qu’il a ouvert une campagne de distribution de photographies, de portraits, de dessins de toute nature, qui paraît avoir produit des résultats importants pour la cause bonapartiste. »

Cette propagande s’exprimait dans l’armée, qui mobilisait par son existence et sa tendance politique même plus d’attention de la part des pouvoirs publics : car l’armée, redevenue en majorité royaliste depuis le retour des nobles sur leur vocation première qu’est celle des armes, se faisait professer le dogme impérial. Le préfet de police Louis Renault annonça ainsi devant la Chambre des députés qu’ « aux hommes chez lesquels on devine ces sentiments élevés que la vie militaire fait naître et fortifie mieux qu’aucune autre, on parle de la reconnaissance due aux bienfaits du régime impérial, de la sympathique pitié qu’inspire la situation d’une veuve et d’un enfant tombés de si haut. À ceux que l’on croit plus accessibles à des préoccupations d’un ordre inférieur, on représente le régime impérial comme seul capable de procurer, à tous les degrés de la hiérarchie militaire, le bien-être et les avantages matériels. Mais […] ce sont là des paroles perdues le plus souvent. Si l’espérance d’un concours à obtenir de l’armée a pu être exprimée quelquefois par des hommes pressés de ressaisir le pouvoir, la manifestation de cette espérance ne saurait s’expliquer que par les plus étranges illusions ou par le parti pris d’égarer et de troubler l’opinion publique, en l’inquiétant sur ce qu’il y a de mieux assuré en France : la fidélité de l’armée à la loi, au chef de l’État et à l’honneur » (Le Petit Journal, 4 mars 1875, n° 4451). Bien que le parti impérialiste usait de l’Appel au Soldat, tradition quasi-mystique de la droite, l’armée demeurait considérablement royaliste.

Tandis que le suffrage universel portait les candidats impérialistes à l’avant de nouveaux succès, ce système électoral fut partiellement condamné au cours de février 1875, à l’occasion d’une loi constitutionnelle sur le Sénat.

L’affaire débuta le 11 février quand fut déposé l’amendement du républicain modéré Pascal Duprat, parmi trois autres propositions : l’une portait la voix du suffrage universel et de la puissance exécutive quant au choix des sénateurs ; la seconde exigeait leur nomination par un corps électoral restreint tandis qu’une troisième s’escrimait à harmoniser leurs opinions. Ce fut soudainement et, en fait, de façon imprévue, que Pascal Duprat suggéra d’élire les sénateurs au suffrage universel : « Le Sénat est électif, il est nommé par les mêmes électeurs que la Chambre des Députés ». Les bonapartistes, à qui le suffrage universel avait jusque là réussi, ne pouvaient que soutenir une proposition dans laquelle se distinguait à la fois leur doctrine de la souveraineté nationale mais aussi une raison moins théorique : leur retour au pouvoir.

Dans ses Mémoires, le baron Eugène Eschassériaux, bonapartiste, écrit : « Nous avons voté cet amendement qui était respectueux du suffrage universel et qui a été adopté par 322 voix contre 310. Nous nous sommes trouvés réunis dans ce vote avec les républicains respectueux, comme nous, du suffrage universel. Nous ne pouvions pas nous abstenir dans la crainte de faire adopter le projet de la commission qui consacrait des sénateurs inamovibles. Mais la gauche est revenue plus tard sur ce vote qui avait très fort mécontenté les royalistes qui comptaient tous arriver aux 75 places de sénateurs inamovibles. » D’autant plus que le maréchal de Mac-Mahon comptait réaliser du Sénat une forteresse conservatrice. Le Figaro du 13 février 1875 écrit : « Il s’est trouvé 322 députés contre 310 pour adopter ce principe éminemment démocratique [le suffrage universel]. Ces 12 voix ou plutôt ces 11 voix (car M. Laurier a été compris à tort parmi les membres de la majorité) sont dues à l’alliance des trois gauches assistées des impérialistes et secondées par la fâcheuse abstention de l’extrême-droite. De là grande agitation dans l’Assemblée, grand désarroi dans la commission, stupeur dans le centre-droit, triomphe complet des républicains. »

Évidemment la balance aurait changé si les légitimistes avaient joints leurs voix à celles des opposants à Pascal Duprat : mais ceux-là choisirent de s’abstenir. La majorité des 322 se constituait de 28 bonapartistes, 292 députés de gauche et d’un irrégulier, Jean Brunet. Néanmoins sept bonapartistes s’étaient détachés de l’Appel au Peuple en votant aux côtés de la minorité : ce furent Jules Brame, Nathaniel Johnston, Pierre Magne, Augustin Pouyer-Quertier, Antoine des Rotours, Jean-Marie de Soubeyran et Ambroise Vente.

En se joignant aux partisans du Sénat électif, les bonapartistes démontraient une fois de plus leur capacité à user d’une influence supérieure à leur nombre : « en soutenant tantôt les uns, tantôt les autres, ils pouvaient par leurs votes, faire pencher la balance. Ils avaient aidé à la chute de Thiers. L’année suivante, alliés à l’extrême-droite et à la gauche, ils contribuaient à la chute du Cabinet Broglie » (Louis, prince impérial, S. Desternes et H. Chandet). Broglie avait en effet soutenu l’élection de 75 sénateurs à vie, mais comme le note Jean-Marie Mayeur (Les débuts de la IIIe république, 1871-1898« l’extrême-droite légitimiste et les bonapartistes s’entendirent avec les républicains en échange de l’entrée de quelques légitimistes au Sénat. » J.-M. Mayeur cite un député de l’Union des Droites, un dénommé La Rochette, élu de la Loire et originaire d’une famille légitimiste : « J’aime mieux ceux qui nous combattent ouvertement que ceux qui nous ont abandonnés… et qui aujourd’hui sollicitent l’abdication du roi. » Ces propos amers visaient les orléanistes.

Mais la loi sur le Sénat électif reçut un camouflet : l’Assemblée refusa par une majorité de 23 voix, dans sa seconde lecture du samedi 13 février, d’en aborder une troisième. À ce résultat inattendu ne fut pas étrangère la déclaration du maréchal de Mac-Mahon, lue par le ministre de la Guerre, annonçant aux députés qu’en son sens, le vote de la loi Duprat dénaturait l’institution sur laquelle les constituants avaient été en charge de statuer. À la séance du lundi 22 février 1875, plusieurs dispositions furent à nouveau proposées et, d’abord, la nomination de tous les sénateurs par l’arbitraire du chef d’État (un principe d’origine monarchique tiré des articles 27 et 23 des Chartes de 1814 et 1830 : « La nomination des pairs de France appartient au roi »), puis l’élection du Sénat par le sort du suffrage universel direct. Cette dernière suggestion, légèrement modifiée, fut portée à la tribune par le bonapartiste Raoul-Duval, qui ne craignit pas d’essuyer le même refus que Pascal Duprat.
Le républicain Charles Lepère prit la parole : « Dans la proposition de M. Raoul-Duval, nous ne pouvons voir qu’un véritable piège et, à ce piège, nous ne nous laisserons pas prendre ! » Le débat ne s’attarda guère quant au fond mais alla à la forme : par quelle procédure l’amendement devait-il être traité ? Duval souhaita qu’on établisse un vote au scrutin secret : cela lui fût refusé par le président de l’Assemblée nationale Louis-Joseph Buffet au nom de la stricte observation du règlement, et l’on demanda aux constituants s’ils souhaitaient prendre en considération l’amendement de Raoul-Duval. Ils refusèrent. Ce fut dès lors, jusqu’au vote décisif de la loi du Sénat survenu le 24 février, une toile d’amendements et d’articles additionnels en provenance de la droite alliée aux impérialistes, et censés retarder l’inéluctable échéance face à des républicains conscients de leur triomphe : à lui seul, Raoul-Duval proposa encore deux amendements. Le premier désirait faire exclure, de la fraction sénatoriale nommée par l’Assemblée, les députés eux-mêmes. Le second tenta de substituer, en matière d’élections sénatoriales, le scrutin au chef-lieu de département par celui au chef-lieu de canton. Ces amendements ne retinrent pas la considération parlementaire.
Raoul-Duval, se faisant une dernière fois le porte-parole de l’Appel au Peuple dans cette affaire, entreprit de rappeler à l’hémicycle les démarches entreprises par le petit-fils de Louis-Philippe, comte de Paris et chef du parti orléaniste, auprès du comte de Chambord prétendant légitimiste, et s’écria : « Que doit donc penser le petit-fils de Louis-Philippe en voyant ses plus fidèles serviteurs voter une série d’articles qui sont la négation absolue des principes par lui proclamés le 5 août 1873 ! » Il n’empêche : la loi du Sénat fut adoptée par 448 voix contre 241 (chiffres du Petit Journal n°4445, vendredi 26 février 1875). Cette loi consistait à faire élire 225 de ses membres par un collège électoral départemental et 75 autres sénateurs devaient être nommés à vie par la Chambre puis le Sénat lui-même.

Après le vote sur le Sénat vint la troisième délibération sur l’organisation des pouvoirs publics. Eugène Eschassériaux dit que « Raoul-Duval a proposé un article ainsi conçu qui deviendrait l’article 1er s’il était adopté : ‘La souveraineté réside dans l’universalité des citoyens français’, et que l’auteur a déclaré être purement et simplement la rédaction du 1er paragraphe de l’art. 1er de la Constitution de 1848. »
Les républicains rétorquèrent simplement à Duval que « l’Assemblée nationale de 1848 a pu avoir ses raisons ; nous avons les nôtres. » L’amendement Duval, mis aux voix, « fût repoussé par 476 voix contre 30 qui étaient celles du groupe de l’Appel au Peuple moins deux de ses membres » écrit encore Eschassériaux. « Cette minorité était la seule qui défendit dans l’Assemblée les droits du suffrage universel. Il y eut un nombre considérable d’abstentions de royalistes. Dans les 476 qui avaient voté contre se trouvaient tous les républicains en révolte contre le suffrage universel. »

Le vote réussi sur les pouvoirs publics et leur organisation exaspéra les monarchistes qui se rendaient compte que « la République étant votée leurs espérances disparaiss[ai]ent » (Le Petit Journal n° 4440). La mort de Napoléon IV (1879), libéra la République du dernier danger. Elle devait durer jusqu’en 1940.

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