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L'Histoire de France, de l'Europe & du Monde

La geste héroïque du général De Gaulle est désormais bien rodée : 1940, 1958, 1969 sont autant de dates d’où le général De Gaulle revêt les visages de chef de la patrie en guerre, de recours à la guerre civile puis d’homme incompris. Voici plusieurs décennies que n’est plus présenté le jeune rebelle de Saint-Cyr visionnaire dans l’usage du char d’assaut, le général de brigade à titre provisoire luttant pour son pays puis le Président d’une Ve République apportant la stabilité politique à une France repue de désordres internes. Toutefois, une fois dissipé l’éclat sans doute trop aveuglant de l’homme providentiel, apparaît un homme qui donne une image moins reluisante que sa légende.

De l’exil londonien à l’hôtel Matignon (1940-1958)

Le visionnaire incompris de l’entre-deux-guerres

Aujourd’hui les admirateurs du général louent la capacité visionnaire qu’aurait entretenu De Gaulle au long de l’entre-deux-guerres sur le rôle capital que jouerait la force mécanique du char sur les champs de bataille de l’avenir. Dans un ouvrage publié en 1934 et intitulé « Vers l’armée de métier », De Gaulle développe en effet l’idée d’une force de chars nécessitant la création d’une armée professionnelle aux côtés de la conscription, façonnant ainsi la légende d’un homme ayant adopté la vision d’une guerre de mouvement davantage qu’une guerre d’immobilisme, symbolisée par la ligne Maginot. Toutefois en 1925, De Gaulle est-il un admirateur de la ligne fortifiée comme en témoigne un de ses articles daté du 1er décembre de la même année et publié dans la Revue militaire française : « La fortification de son territoire est pour la France une nécessité permanente… L’encouragement de l’esprit de résistance d’un peuple par l’existence de fortifications permanentes, la cristallisation, l’exaltation de ses énergies par la défense des places sont des faits que les politiques comme les militaires ont le devoir de reconnaître dans le passé et de préparer dans l’avenir ».

De surcroît l’homme de 1940 n’est-il pas tant visionnaire sur le rôle futur octroyé au char d’assaut que la postérité ne le laisse croire : en effet, ignorant à partir de 1916-1917 l’arrivée des premiers tanks, le futur chef d’État assiste néanmoins à une conférence, en février 1920, du général Estienne au Conservatoire des Arts et Métiers, sur les chars, et répétée plusieurs fois par la suite. De plus de telles études ont lieu en Allemagne au cours des années 1932-1933 et sont traduites au sein de la Revue militaire française dont De Gaulle est grand lecteur.

Enfin De Gaulle ne se montre guère clairvoyant sur la place que l’aviation occupera au cours des années postérieures, se limitant comme tant d’hommes de l’époque à borner celle-ci à son traditionnel rôle de reconnaissance. Ainsi, l’édition originale de son livre Vers l’armée de métier ne contient en effet aucune ligne sur les effets que pourrait jouer l’usage de l’avion en synchronisation des chars. Une telle ligne ne sera rajoutée qu’en 1944 après que De Gaulle ait assisté, comme ses contemporains, au rôle dévastateur des stukas allemands de 1940 : « Mais surtout en frappant elle-même à vue directe et profondément, l’aviation devient par excellence l’arme dont les effets foudroyants se combinent le mieux avec les vertus de rupture et d’exploitation de grandes unités mécaniques ».

Il n’empêche qu’en juin 1940 la légende est amorcée. Le 18 juin De Gaulle prononce un discours qui, répercuté par la suite au cours de divers autres allocutions à la Résistance, érigeront le général De Gaulle à la hauteur d’un héros. À cet égard est-il bon de témoigner d’une injustice -encore vivace- de l’Histoire de France : alors qu’un Empereur se voit relégué au rôle indésirable de lâche après avoir bravé le feu germanique sur son cheval pendant cinq heures, ici Napoléon III ; celui qui aura déserté face au même feu germanique dès la capitulation pour ne plus revenir sur le sol français qu’à la Libération se voit a contrario élever en mythe vivant.

La période parlementaire : le RPF

Après avoir exercé durant la guerre ce qu’il qualifie de « dictature momentanée », De Gaulle s’ingénie à rétablir une espèce de système politique français qu’il doit présider. Mais face à une fronde parlementaire, De Gaulle démissionne néanmoins en janvier 1946 (choix qu’il devait regretter par la suite) et s’enferme, dès lors, dans une toile d’invectives acides à l’encontre des hommes de la IVe République qui avaient eu l’audace de signifier, à un moment donné, leur opposition à son arbitraire. Jacques Soustelle, ex-gouverneur général de l’Algérie et compagnon de guerre du général De Gaulle, décrit ainsi l’homme privé : « De Gaulle est naturellement manichéen. À ses yeux, quiconque n’est pas avec lui est contre lui ; être contre lui, c’est être contre la France. L’anti-gaullisme, sous quelque forme que ce soit, n’est pas autre chose que de la haute trahison. »

De Gaulle lance dès 1947 un parti politique, le RPF (Rassemblement du Peuple Français) censé réunir les Français autour de sa personne : en vue de continuer sa carrière politique l’homme du 18 juin pressent-il qu’il lui faut maintenant s’engager sur la voie électorale. Une telle compréhension explique probablement son attitude à l’égard du cas La Rocque. Qui est-ce ? François de la Rocque, ex-chef des Croix de Feu, est un homme politique de sensibilité nationaliste. Ayant fondé au cours de l’Occupation un réseau de résistance, le Klan, chargé de transmettre des informations aux Alliés, La Rocque traite-t-il néanmoins De Gaulle dans son Petit Journal, temporairement non dissous par le régime de Vichy, de « traître à la patrie » ainsi que de « déserteur ». Prenant lui-même des risques en interdisant à ses compagnons de se rallier à Vichy ainsi qu’en refusant plusieurs postes proposés par le maréchal Pétain et Pierre Laval, le lutteur est arrêté par la Gestapo vers 1943.

Il est retrouvé en détention au château d’Itter, à la frontière austro-allemande. Pourtant l’homme est à nouveau détenu à la Libération. Ses carnets de captivité sont saisis. La Rocque n’a, pourtant, rien à se reprocher. Il n’empêche : de son internement administratif où l’avait placé le Gouvernement du général De Gaulle, il est assigné à résidence faute de preuves tangibles. Il finit par décéder d’épuisement et d’une opération chirurgicale le 28 avril 1946. De Gaulle pourtant, bien des années plus tard, reconnaît à La Rocque le statut de résistant -nous sommes alors en 1961- tandis qu’il confie à la veuve du colonel que l’emprisonnement de ce dernier avait été opéré pour préserver son mari de possibles représailles. Mais alors pourquoi ne pas avoir octroyé à François de La Rocque une protection policière ? De Gaulle n’a-t-il pas plutôt fait emprisonner la Rocque en sachant fort bien qu’en qualité de résistant hostile ainsi que d’ancien chef du plus grand parti de droite de l’histoire française, le Parti Social Français, l’ex-ligueur risquait fort de lui barrer le chemin du pouvoir politique en recréant son ancien parti ?

Le RPF semble tenir sa promesse : les adhésions affluent de tout le pays. Les élections générales de 1951 vont-elles répercuter jusqu’à la Présidence du Conseil le net succès du scrutin municipal précédent de 1947 ? Il n’en fut rien mais, loin d’être un triomphe, l’élection amenait toutefois le RPF en tête. De Gaulle est alors déçu de ne pouvoir remporter la Présidence du Conseil dès 1951 et sait dès lors qu’il lui faudra s’accommoder des « jeux, poisons et délices » promis par la IVe République.

Un compromis s’impose. Celui-ci est tenté en décembre 1952, Soustelle essayant de former un nouveau gouvernement avec l’accord de Charles de Gaulle. En ajout à’opposition systématique manifestée par la gauche et le centre, Soustelle découvre plus tard en 1967 par le biais d’un livre de Tournoux (la Tragédie du Général), un autre visage à son compagnon. « Comme […] les témoignages et les recoupements de l’auteur du livre en question conduisent irrésistiblement à tenir pour vrais les faits qu’il relate, je me vois obligé d’admettre […] que De Gaulle, dès 1953, alors que je lui faisais entièrement confiance et m’acharnais à servir de mon mieux le pays selon ses conceptions et sous sa conduite, était animé à mon égard d’un complexe de jalousie qu’il mit dix-sept ans à assouvir ».

Le coup de force de 1958

Voici le général De Gaulle déclarer, à l’occasion de l’affaire des Barricades d’Alger, soit deux ans après son coup de force : « En vertu du mandat que le peuple m’a donné et de la légitimité nationale que j’incarne depuis vingt ans, je demande à tous et à toutes de me soutenir quoi qu’il arrive ». Et si la légitimité historique acquise à Londres et du reste opposée à toute critique, justifie pour De Gaulle les événements de 1958 ayant conduit à son accession au pouvoir, cette légitimité est en rupture avec les ressorts du système républicain : tout en sachant que la République ne peut tirer sa légitimité que du suffrage universel et donc, d’une représentation nationale forcément fractionnée, De Gaulle s’aventura à déclarer que « la légitimité profonde est celle qui procède non point de la représentation multiple, incertaine et troublée des tendances qui divisent la Nation, mais bien des sentiments, des espoirs, des institutions qui tendent au contraire à les unir ».

Une interprétation qui, de sa part, explique le déroulement de l’affaire de 1958, De Gaulle confondant dès lors sa légitimité électorale avec sa légitimité historique, tout à fait variable comme le rappelle François Mitterrand : « Les péripéties du match légalité contre légitimité racontent et résument toute l’histoire du gaullisme, de 1940 à nos jours. En effet, tandis que la légalité républicaine, expression constante de la représentation nationale, se suffit à elle-même, ne requiert ni référence ni interprétation et ne peut qu’être par essence invariable, la légitimité gaulliste, pour survivre, a dû changer trois fois d’enseigne. En 1940, comme en 1958, cette légitimité n’avait de signification qu’autant qu’elle relevait d’objectifs historiques clairement définis : la libération de la France, la sauvegarde de l’Algérie, la restauration de l’État ».

Appelé à Matignon par René Coty sous la pression des Comités militaires de Salut public d’Alger et de Corse, De Gaulle procède en effet à une interprétation variable de la légalité constitutionnelle : s’il reste vrai que son accession au pouvoir politique se teinte du consentement parlementaire au demeurant intimidé, la IVe République se voit foulée au pied sur son article le plus fondamental car remettant en jeu sa nature même, il s’agit de l’article n°90. Celui-ci ne mentionne aucun changement pur et simple de la Constitution de 1946 : il ne fait qu’en mentionner une possible révision et en dispose les moyens légaux. Or la Ve République n’incarne pas une IVe République révisée : elle la supprime, l’efface, la relègue au passé.

De surcroît, le texte de loi portant révision doit être rédigé par l’Assemblée nationale. Il est pourtant écrit par une commission présidée par le général De Gaulle lui-même qui, à l’occasion, s’inspire du discours de Bayeux. Aucune des dispositions constitutionnelles mentionnées n’est donc juridiquement respectée. A suivre selon la lettre la Loi fondamentale de la IVe République, l’accession au pouvoir du général De Gaulle et de façon plus large, l’existence même de la Ve République, bien que validées par le Parlement, demeurent encore aujourd’hui nulles et non avenues. Pour qu’une continuité soit à la fois assurée et valide, encore faut-il qu’elle soit complète, totale et non partielle : par définition, la légalité ne se fractionne pas.

De Gaulle ne formule qu’une seule critique à l’encontre des militaires algérois, déplorant que les forces d’intervention en métropole… ne soient pas selon lui suffisantes pour mener à bien l’opération Résurrection si celle-ci devait être enclenchée en cas de non-appel de la part de René Coty ! De Gaulle est somme toute appelé au pouvoir alors que le Palais-Bourbon était menacé par les rebelles d’Algérie, tout comme Adolf Hitler fut nommé Chancelier par le Président Hindenburg sous la menace des Chemises brunes. Encore que toutefois, les thuriféraires du général De Gaulle considéreront qu’à l’instar de Louis-Napoléon en 1851, De Gaulle ne sera au bout du compte « sorti de la légalité que pour rentrer dans le droit ».

Le Principat de Charles de Gaulle : 1958-1969

Les violations de la Constitution

Le putsch de 1961 reste sans nul doute l’exemple le plus frappant des violations constitutionnelles. Lorsque, scandalisés par le recul de De Gaulle à l’égard de la question coloniale algérienne, les généraux Salan, Jouhaud, Challes et Zeller exécutent leur pronunciamiento local, le chef de l’Etat annonce se saisir des pouvoirs extraordinaires par le biais de l’article 16 de la Loi fondamentale : l’équivalent d’une dictature temporaire à la façon de ces consuls de la République romaine à l’occasion d’une grave crise. Examinons brièvement les dispositions de l’article : il faut, condition obligatoire, que les pouvoirs publics constitutionnels soient menacés de façon immédiate ou soient interrompus. L’étaient-ils ? Non : l’Assemblée siégeait au palais-Bourbon, les sénateurs au Palais du Luxembourg, Michel Debré était à Matignon et De Gaulle à l’Élysée.

Second point : l’article dispose que l’indépendance de la Nation, l’exécution de ses engagements internationaux ou l’intégrité de son territoire soient mis en péril. Or, non seulement les deux premières conditions n’étaient pas remplies mais qui mettait en péril l’intégrité du territoire national, sinon un Président s’apprêtant à livrer à une organisation terroriste, le FLN, plusieurs départements d’outre-mer pourtant considérés comme français depuis 1830 et que le célèbre « quarteron de généraux en retraite » désirait garder dans le giron colonial ?
En abandonnant l’Algérie aux fellagha De Gaulle violait, lui, l’article 5 de la Constitution qui fait du chef de l’Etat le garant de l’intégrité du territoire national. La prise des pleins pouvoirs par De Gaulle demeure ainsi tout à fait illégale sans compter que l’état d’urgence décrété lors du coup de force algérois, se prolongea jusqu’au 31 mai 1963 soit plus de deux ans après les évènements ayant donné lieu à la saisie des pouvoirs extraordinaires par le Président de la République.

Rebelote en 1962 : conscient de sa légitimité historique, De Gaulle entend conférer à ses successeurs une légitimité électorale bien éloignée du collège des 800 électeurs initialement prévu par les lignes de 1958. Il s’agit de réviser la Constitution afin de permettre l’élection du président de la République au suffrage universel direct. Selon l’article 89, toute procédure de révision -par référendum- doit d’abord être validée par chacune des deux Chambres de notre Parlement bicaméral.

A cet égard est-il bon de citer quelques lignes de François Mitterrand, irréductible opposant au président De Gaulle : « Comment ne pas juger avec sévérité le comportement du Président de la République qui ne respecte la loi fondamentale de son pays, qu’il a pour mission de défendre, qu’autant qu’elle ne le gêne pas ? On se rappelle la querelle de l’article 11 et de l’article 89 sur la révision de la Constitution. Quand le général De Gaulle voulut obtenir du peuple l’élection […] au suffrage universel, il invoqua l’article 11 qui dit que : ‘Le Président de la République, sur proposition du gouvernement pendant la durée des sessions ou sur proposition conjointe des deux assemblées, publiée au Journal Officiel, peut soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics’. Or, l’article 11 n’a aucune autorité en la matière et le titre XIV, qui traite précisément de la révision et ne comporte qu’un seul article, l’article 89, impose des règles particulières à la révision. »
Devant une telle entorse constitutionnelle (le projet de référendum n’étant que seulement validé en plein conseil des ministres sans être soumis au Parlement), Gaston Monnerville qualifie l’acte présidentiel de forfaiture et fait publiquement part de sa désapprobation. Décontenancé tel un enfant, le monarque républicain ordonne à chacun de ses ministres de ne plus assister aux séances du Sénat, outragé par une opposition qu’il ne peut supporter… !

La politique culturelle

Le domaine culturel n’est guère l’objet de soins constants sous le principat du général De Gaulle. Un ex-compagnon de route de celui-ci, Jacques Soustelle, nous met en exergue ce point aujourd’hui oublié. Le bilan du régime gaulliste n’est, ici encore, guère glorieux : « Ce qui distingue cette période -ce règne- de dix années, c’est sa navrante stérilité culturelle. Pourtant un écrivain de premier rang, à la sensibilité artistique aiguë, a été, pendant tout ce temps, chargé sous la protection du souverain de donner une impulsion rénovatrice à ce grand secteur de la vie nationale. Je cherche en vain, hélas, l’oeuvre littéraire, picturale, plastique ; le monument, le musée, la bibliothèque, le palais national ; le mouvement musical, l’innovation philosophique -en bref, la trace que le régime aurait dû laisser, la griffe qu’il aurait dû imprimer. Pas d’Invalides ni de Louvre, pas d’Arc de triomphe, ni même de tour Eiffel : chaque règne avant 1789, chaque époque ensuite, du Directoire à la IIIe République, a eu son style. Il y a des styles que l’on aime et d’autres que l’on n’aime pas, et on est libre d’apprécier ou non celui des meubles Empire ou celui des entrées de métro : mais le règne gaulliste, c’est l’absence de style. »

Et Jacques Soustelle de continuer, d’un oeil critique sur la signification historique que l’évènement confère à la civilisation européenne : « L’indice est précieux pour situer la phase actuelle de notre évolution : il signifie que nous vivons dans une période épigonale, qui correspond à une fin et non à un commencement, au jusant et non à la montée triomphante de la vague. Et c’est peut-être bien là que réside le drame secret du néo-gaullisme : alors qu’il se pare, verbalement, de tous les attraits du renouveau et de la grandeur, il exprime une société finissante, l’État-nation désormais dépassé comme le fut, en dépit de son éclat ancien, l’État-cité de la Grèce déclinante. »

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Ainsi la renaissance des arts (peinture, musique, sculpture, architecture, littérature et théâtre) est-elle vitale pour les intérêts nationaux étant donné que ce que nous appelons communément le soft-power -dont Louis XIV aura brillamment fait l’un des instruments de la puissance française- permet certes, de faire rayonner le pays sur le plan international mais également de prévenir un hypothétique arrêt de la nécessaire émulation des esprits, de parer à un éventuel frein de l’essor technique et pictural, de ressusciter le fond littéraire et d’amorcer une reprise des manufactures d’art qui risqueraient autrement de s’éteindre -voire de quitter le pays. L’affirmation de la culture nationale est également un véritable mode de défense face à une éventuelle colonisation culturelle que pourrait pratiquer un État-Phare fût-il allié (par exemple, l’incontestable prépondérance culturelle qu’exercent les États-Unis d’Amérique sur l’ensemble de l’Occident à dater de la fin de la Seconde Guerre Mondiale).

Il est vrai que la même constatation s’impose de toute évidence, pour les successeurs de Charles de Gaulle ; toutefois ce dernier n’est-il pas singulièrement ciblé par l’attaque puisque le général ne suggère-t-il pas, somme toute, que son retour aux affaires préfigure une restauration de la grandeur française tandis que ses discours s’imprègnent des grands prestiges de notre passé ?

La politique étrangère

En matière de politique extérieure, l’abandon de l’Algérie et les moyens avec lesquels ceci fut mis en oeuvre, reste sans doute la plus grande faute commise par le président De Gaulle. Les accords d’Évian signés en 1962, présentés à l’époque par la radio-télévision aux mains du gouvernement gaulliste (ORTF) comme une réussite diplomatique, engendrèrent une série de catastrophes pour la population européenne ainsi que les harkis, présents sur place. Pas une disposition de l’accord final ne fut néanmoins pleinement respectée au cours des années qui suivirent.

Sans doute est-il opportun de fixer ici le bilan de l’évènement d’Evian : « Cinq mille Européens disparus dans les semaines qui ont suivi l’abandon -hommes condamnés à la mort lente au travail forcé, femmes et jeunes filles livrées à la prostitution -cent cinquante mille musulmans torturés, émasculés, écorchés vif, bouillis, mutilés, coupés en morceaux, écartelés ou écrasés par des camions, familles entières exterminées, femmes violées et enfants égorgés, tel est le sinistre bilan » nous renseigne Jacques Soustelle, poursuivant : « Un des négociateurs du côté français, Robert Buron, avoue dans ses souvenirs que le chef de l’État ne cessait de harceler et d’éperonner sans relâche Joxe, de Broglie et lui-même pour que l’accord avec les fellagha fût conclu à tout prix, en toute hâte et à n’importe quelle condition. Il fallait bâcler ce prétendu accord en lâchant tout, y compris le Sahara, y compris encore et surtout les hommes et les femmes qu’on livrait à la cruelle vengeance des vainqueurs ». Ainsi, un ex-prisonnier français étant parvenu à s’échapper des mines algériennes, décrit par exemple des conditions fort éprouvantes où lui et ses compagnons n’avaient le droit qu’à un seul verre d’eau par jour tandis que d’autres combattants français blessés, verront leur sang être transfusé par le FLN aux fellagha.

Le bilan des accords d’Evian n’est évidemment pas seulement humain : il est aussi géopolitique. Les accords prévoyaient que la France resterait à Mers-el-Kébir jusqu’en 1977 : De Gaulle l’évacua en 1968, livrant ainsi à un pays allié des soviétiques un port qu’avait fortifié la France pour résister à toute attaque atomique.
Par ce fait, non seulement la péninsule européenne, déjà coupée en deux par le rideau de fer, se voyait contournée sur son flanc sud par ses adversaires, mais de surcroît De Gaulle exauçait le vieux rêve entretenue par la Russie depuis Pierre le Grand, à savoir : disposer d’un accès à la mer Méditerranée.

Un second point est loué chez le général De Gaulle en matière de politique extérieure : la politique d’équilibre entretenue entre les États-Unis d’Amérique et l’Union Soviétique ainsi que la création d’une force dissuasive propre à la France. Mais si cette politique d’équilibre ne fut, en fait, permise que par l’existence de quelques États-tampons (Luxembourg, Suisse, Belgique, Allemagne de l’Ouest et Italie…) entre la France et les Soviets, la politique nucléaire du général De Gaulle ne protégea pas d’elle-même le territoire national contre une hypothétique attaque russe.
En effet que valait les quelques bombes nucléaires construites sous le mandat du général De Gaulle, en face d’un pays communiste à l’étendue territoriale proprement vertigineuse et qui, disposant de nombreuses zones susceptibles d’être utilisées comme moyens de repli pour sa population, n’aurait eu toutefois aucun mal à anéantir de ses centaines de bombes nucléaires un pays de quarante-cinq millions d’habitants concentrés au sein de grandes agglomérations urbaines (Paris, Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux ou Lille) ?

Le véritable mode de dissuasion dont profita la France au cours des années gaullistes fut plutôt celui du « parapluie atomique » nord-américain : bien que le général De Gaulle n’ait cessé de clamer une politique d’indépendance militaire et politique à l’égard des États-Unis, la France demeurait néanmoins sous protection militaire du voisin américain ainsi que d’une organisation militaire supra-nationale nommée l’OTAN qui de toute évidence, n’auraient jamais autorisé la russification d’un pays aussi important pour la sphère et la stratégie occidentales.

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La statue est encore haute mais le marbre se fendille : face à un mythe dont on avait longtemps cru, à l’exception notable des nationalistes, qu’elle ne serait jamais déboulonnée, les critiques commencent maintenant à se répandre. De Gaulle et son principat s’érigent encore en légende mais les années dissipent, telles des nuages, un astre jadis trop éclatant pour être étudié. Le forfait algérien, la rancune entretenue à l’égard de l’Amérique, son rôle trouble dans l’affaire La Rocque, la reprise des thèses du général Estienne puis les violations constitutionnelles par lui commises, apparaîtront probablement un jour davantage que les éventuels haut-faits du général De Gaulle : ce jour-là l’opinion publique, volontiers disposée à faire chevaucher De Gaulle aux côtés de Jeanne d’Arc et Louis XIV, aura certainement préféré la froideur d’un bilan à la force d’un mythe.

Bibliographie :
MITTERRAND François, Le coup d’État permanent, Clamecy, éditions les Belles Lettres, 2010.
SOUSTELLE Jacques, Vingt-huit ans de gaullisme, Mulhouse, éditions J’ai Lu, 1971.
MATHIEU Bertrand et ARDANT Philippe, Institutions politiques et Droit constitutionnel, Mayenne, éditions LGDJ, 2011.
DE GAULLE Charles, Vers l’armée de métier, Paris, éditions Berger-Levrault, 1934.

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