Philisto

L'Histoire de France, de l'Europe & du Monde

En 1922 fut érigée à Washington, capitale des États-Unis d’Amérique, une statue de marbre à la mémoire du républicain Abraham Lincoln, chef d’État américain de 1861 à 1865 qui termina sa vie sous un funeste coup de revolver tiré par le tragédien sudiste John Wilkes Booth. Icône de la droite nord-américaine, autodidacte devenu à juste titre le double symbole du self-made-man et du rêve américain, l’homme exerce une fascination qui ne laisse pas indifférent, d’autant plus que sa personnalité conserve des zones d’ombres difficiles à cerner, autant dans la question de son comportement que dans celle, plus sensible mais qui fit sa légende, de l’esclavage des noirs américains.

Pauvreté et volonté

Une Amérique chrétienne mais esclavagiste

En 1809 les États-Unis, indépendants depuis 1776 et la guerre contre l’Angleterre qui en découla, se lançaient à la conquête de nouveaux territoires tout en accueillant au Kentucky la naissance d’un américain parmi tant d’autres : Abraham Lincoln.
Cet enfant pauvre, sans le sou, habitait au sein d’une région peuplée d’ours et de bêtes sauvages. L’Amérique, terre d’asile porteuse d’espoir, séduisait autant qu’elle asservissait car près de quatre millions d’esclaves y vivaient exploités dans les États du Sud, bien que le christianisme et ses commandements y faisaient leur chemin.

La mère de Lincoln mourut neuf ans après la naissance de son fils mais son père se remaria avec une veuve, elle-même mère de plusieurs filles, qu’il connaissait depuis l’enfance : une femme tendre qui prit soin de procurer des livres à Lincoln, scolarisé moins d’un an, pour qu’il puisse apprendre à lire. Abraham apprécia également le jeune entourage féminin élisant domicile à ses côtés.
Sa tâche était alors celle d’un bûcheron : il abattait des arbres avec une lourde hache. Le chemin de fer se développa sauf dans le Sud, où seules quelques rares villes y avaient accès : cette pénurie fut à l’origine d’un basculement des rapports de force au sein de la future guerre à venir.
Lincoln, entreprenant et décidé, s’initia aux études à l’âge de vingt ans, alors qu’un travail de vente aux côtés d’un collègue, dans une épicerie, le laissait insatisfait ; déjà il lisait énormément, et apprenait sur le bout des doigts certains passages de textes juridiques ou d’histoire américaine tout en n’omettant pas une lecture régulière de la Bible, son ouvrage de référence.

Il fit du droit et, ayant réussi l’examen pour devenir avocat le 9 septembre 1836, s’établit dans l’Illinois, à Springfield, en 1837, âgé de 28 ans. Ce ne fut évidemment pas son premier métier mais après avoir exercé un grand nombre de professions, quasiment la totalité de celles connues à la frontière américaine (pilote d’un bateau à vapeur, receveur des postes, soldat, commerçant et arpenteur…), Abraham perçut la nécessité de se procurer un emploi stable à même de lui garantir un minimum de revenus. C’est avec cet impératif à l’esprit qu’il s’établit comme associé et, bien que les rentrées de son cabinet furent inégaux, il devint une autorité en matière juridique, connaissant tous les secrets des actes notariaux. Il n’en mena pas moins une vie simple : arrivé au bar du coin, il s’y faisait apprécier pour sa manière de présenter les histoires drôles, un avantage certain en ce lieu où les loisirs n’étaient pas nombreux.

Abraham Lincoln n’en resta pas moins taciturne et, quelquefois, son regard se perdait dans le vide : après avoir connu la mort de sa mère et d’une soeur, il dût également compter avec la disparition d’une prétendante avec laquelle il parlait mariage. La maladie emporta cette dernière et Lincoln inquiéta son monde par l’ampleur de la dépression l’ayant saisi à la limite du suicide. Jamais la tristesse ne disparut complètement du visage du futur homme d’État, y compris quand celui-ci se maria.
Profitant néanmoins de l’hospitalité de la plupart de ses amis et notamment du commerçant Joshua Speed, il aménagea temporairement chez eux et manga à sa faim. Malheureusement ce rythme ne put durer longtemps : Speed dût repartir de Springfield pour reprendre en main une plantation. Lincoln, attristé, fit contre mauvaise fortune bon coeur et se lança en politique. Dès 1836, Lincoln fut élu représentant au Parlement de l’Illinois où il apprit les manières de discourir et de préparer des propositions de loi : il s’y fera élire quatre fois.

Ascension au sein de la société américaine

Lincoln échoua à devenir sénateur à la fois en 1855 et 1858, battu par des adversaires plus connus que lui. Néanmoins, faute de travail politique continu, Lincoln ne put en aucune manière se permettre de fermer son cabinet d’avocat car celui-ci est l’unique source, assurée, de revenus. Ce travail de juriste lui permit de se faire des relations ainsi que de rencontrer notamment, lors d’un bal, une jeune femme plutôt ronde du nom de Mary Todd.

Provenant d’une famille nettement plus aisée que la sienne, cette femme dont Lincoln s’éprit est, ironie du sort, la fille d’un riche marchand d’esclaves : par ses opinions émancipatrices, Lincoln n’est guère le bienvenu dans cette famille. Mais Mary croit en cet homme mal fagoté, grand et mince, au visage creusé, à la chevelure sombre et mal peignée, ce à quoi elle prédit avec justesse : « J’ai épousé un futur président ! » Car en 1842, Mary Todd fit les démarches qui lui permettront d’endosser, 18 ans plus tard, le rôle de la Première Dame d’Amérique. Lincoln entra dans la haute-société américaine. Mais le futur seizième président ne fut guère rassuré ; l’insécurité le hantait car non seulement il ne possédait pas les revenus suffisants pour élever la famille que Mary mettait au monde mais cette femme, dont les sœurs s’éloignèrent en constatant le manque de richesse de son mari, n’était pas commode, d’autant qu’elle dût apprendre les charges inhérentes à une mère de famille : le ménage, la cuisine et l’éducation des enfants. En effet, le premier d’entre eux naquit le 1er août 1843 : masculin, il se prénomma Robert et causa bien des soucis à son illustre père en voulant combattre aux côtés des nordistes.

Mary Todd Lincoln était donc fatiguée, soumise à des crises de nerf en plus de ses affreuses migraines. Un jour, elle gifla même sa servante.
Le manque d’argent se faisait sentir et Lincoln s’impliqua donc plus que jamais en tant qu’avocat, multipliant les démarches, occupant le devant de procès aussi bien pathétiques qu’importants. Il lui arriva de suivre le cortège des tribunaux itinérants qui ratissent les trois-quarts de l’État d’Illinois. Faute de mieux, Mary et Abraham se contentèrent d’une petite salle au premier étage d’une taverne ; mais bientôt le père de Mary partit du Kentucky pour voir son petit-fils : il accorda à sa fille une rente annuelle de 120 dollars et quarante acres de terre d’Illinois. Cela s’ajoutant aux revenus que réussit tant bien que mal à retirer Lincoln, le couple parvint à négocier l’achat d’une maison : sept salles dont une, minuscule, pour la servante et un grenier.

En 1846 Lincoln parvint à entrer à la Chambre des Représentants mais son entrée se fit au sein d’un climat expansionniste quant au reste des terres vierges d’Amérique. L’expansion vers l’Ouest faisait débat, une polémique renforcée par l’entrée en 1845 du Texas puis par l’entrée en guerre des États-Unis et du Mexique, fort de nombreux territoires et, parmi eux, certes le territoire mexicain actuel mais celui du Nevada et même de la Californie.

Lincoln soutiendra la résolution dite Ashmun critiquant l’anti-constitutionnalité de la guerre américano-mexicaine (1846-1848) et le fait que le conflit aurait eu des racines autres que celles défendues officiellement par le président Polk, soupçonné par Abraham Lincoln d’être parti tel un aventurier en quête de gloire militaire. Polk, heureux d’avoir été le président ayant le plus contribué à l’extension des États-Unis, ne prendra même pas la peine de répondre à l’attaque du jeune représentant qu’était à l’époque Lincoln. Finalement son mandat de parlementaire prit fin en 1849 et Lincoln, quarante ans, ne parvenant pas à se faire réélire, se réinstalla à Springfield afin d’y plaider, où il retrouva ses amis d’antan. Il se replongea, avec beaucoup d’appétit, dans la littérature juridique et historique qu’il parcourait à haute voix ce qui avait le don d’exaspérer son associé juridique, William H. Herndon : en effet, Lincoln disait que cette technique lui permettait d’apprendre de façon plus efficace.

En 1854 fut créé le Parti Républicain, convaincu de la nécessité de l’émancipation générale et immédiate de tous les esclaves noirs du pays. Lincoln se montra réservé : pressentant déjà que le danger d’une scission menaçait l’Union, il se tint prêt à renoncer à ses convictions si cela suffisait à préserver l’unité de sa patrie. Dire que la menace de conflit s’annonçait n’est guère exagéré : deux ans avant la fondation du GOP (Grand Old Party) un roman parut, bien vite lu par Lincoln qui s’attachait à lire attentivement les œuvres de son auteur, Harriet Beecher-Stowe (1811-1896) : la Case de l’Oncle Tom raconte les mésaventures d’un esclave noir que son ancien propriétaire s’apprête à libérer, mais en raison de difficultés financières l’esclave sera revendu à un second propriétaire qui le maltraitera à mort. Cet ouvrage, publié à 300.000 exemplaires, exacerba les tensions entre le nord et le sud esclavagiste. Lorsqu’en 1862 le chef des États-Unis divisés rencontrera l’écrivain, il prononcera les mots suivants : « C’est donc cette petite dame qui est responsable de cette si grande guerre ! »

La percée du Parti Républicain et de ce qu’il contenait de membres (ex-démocrates, ex-whigs et anciens « Know Nothing ») se confirma à la présidentielle de 1856 bien que ce fut le démocrate James Buchanan (1791-1868) qui fut élu avec seulement 45% des voix. Le quinzième président fut, par contre, incapable d’endiguer la vague qui menaçait d’emporter au loin l’Union, d’autant que dès les premiers jours furent portés deux coups fatals à la réputation de sa présidence : de une, son discours d’investiture appelant à une auto-détermination des États américains en matière d’esclavage, de deux l’affaire Dredd Scott, esclave américain à qui la Cour Suprême donna tort suite à de multiples différents judiciaires. Comme quoi l’Union fut au bord de la rupture comme jamais dans son histoire.

Comme dit auparavant, 1855 et 1858 furent des échecs électoraux pour Lincoln : le Sénat lui fut refusé mais les débats qu’il conduisit à l’occasion de ces processus électoraux le firent connaître dans tout le pays. Et en 1860 l’élection pour la présidence américaine fut ouverte. Bien qu’initialement convaincu que lui, l’ancien rural autodidacte, était privé d’une stature de présidentiable, il finit par se placer sur la ligne de départ aux côtés notamment de William H. Seward (sénateur et ex-gouverneur de New York), Salmon P. Chase (gouverneur de l’Ohio), Simon Cameron (sénateur de Pennsylvanie) et Edward Bates (juriste du Missouri et ancien whig). Par son talent d’orateur, le futur chef des États-Unis en guerre parvient à effacer aux yeux de son auditoire l’aspect physique de sa personne, ses vêtements froissés et mal taillés, son air hirsute et comme l’a écrit un des multiples témoins de l’allocution de Lincoln du 27 février 1860 au Cooper Institute : « […] son visage s’illumina comme éclairé par une flamme intérieure. Tout son être était transfiguré. J’oubliai ses vêtements, son aspect physique, les bizarreries de sa personne. Bientôt, m’oubliant moi-même, je me retrouvai debout comme tout le monde, hurlant tel un Indien déchaîné et acclamant cet homme extraordinaire. »

En vérité Abraham Lincoln tient sa carrière politique davantage à la force de sa prédisposition verbale qu’à tout autre chose. La victoire du Parti Républicain fut presque assurée car un évènement vint troubler le marathon électoral des démocrates : lorsqu’il apparut que ceux-ci étaient ultra-divisés durant le vote du 30 avril censé déterminer l’adoption d’un programme, il fut décidé d’instituer une seconde convention, à Baltimore. Bien que Stephen Douglas (ancien rival de Lincoln) fut désigné, un groupe de contestataires radicaux se fit représenter dans la course présidentielle par John Breckinridge, vice-président de Buchanan. Quant à Lincoln, il fut désigné avec une quasi-majorité absolue : il triomphait et commença à ressentir l’émotion de la victoire finale. Ce qui ne manqua pas de se produire le 6 novembre : l’ex-bûcheron fut porté au pouvoir avec les voix du nord (1.866.452 voix contre 1.376.957 pour Douglas et 849.781 pour l’ardent promoteur de l’esclavage, Breckinridge) et un taux de participation de plus de 80%. Mais la victoire d’Abraham, taxé de « candidat pro-nègre » par le Sud, ne fit pas la joie de tous.

13 novembre 1860 : une convention d’État fut exigée, par l’Assemblée de Caroline du Sud, à Charleston pour la mi-décembre et adopta un texte disposant que « l’union existant entre la Caroline du Sud et les autres États […] est, en vertu de la présente ordonnance, dissoute. » Le divorce national était consommé : Lincoln, de chef d’État, deviendrait bientôt chef de guerre.

L’Amérique en guerre

Au coeur de la guerre de Sécession

Et dès avril 1861, un mois après l’investiture de Lincoln survenue le 4 mars devant 30 000 personnes, le schéma directeur du conflit se dessina : un président personnellement opposé au servage avait été porté à la tête de l’Amérique par les États du nord, progressistes (c’est d’ailleurs grâce à leurs voix que Lincoln a pu être élu), mais bientôt la Caroline du Sud impulsa un gigantesque mouvement sécessionniste au sein de l’Union. Sept États esclavagistes se désolidarisèrent donc du nord et bientôt, furent rejoints par quatre autres États : au total, l’Alabama, la Floride, la Géorgie, la Louisiane, l’Arkansas, le Tennessee, le Mississippi, la Caroline du Sud et celle du Nord, ainsi que le Texas et la Virginie se lancèrent sur le chemin de la plus sanglante guerre civile du XIXe siècle. Les États sudistes créèrent leur propre Confédération, et choisirent leur propre président, le 18 février 1861, pour un mandat de six ans : Jefferson Davis (1808-1889), membre du Parti Démocrate. Une décision que le président Lincoln ne put accepter étant donné que la Constitution des Pères Fondateurs faisait de lui le garant de l’unité nationale, et au besoin avec le concours de l’armée.

Le 4 mars 1861 Lincoln prononça un discours conciliant (« Si vous n’attaquez pas les premiers, il n’y aura pas de conflit. Nous ne sommes pas vos ennemis mais vos amis »), allant même jusqu’à prêcher le maintien de l’esclavage là où il existait. Mais malgré sa déclaration de bonnes intentions, le nouveau président de la République fut contraint de faire prendre les armes.

Comme si ces soucis proprement nationaux ne suffisaient pas, Lincoln apprit la même année l’invasion du Mexique par les troupes anglaises, espagnoles et françaises (ces dernières devaient, par la suite, se maintenir seules en dépit du retrait espano-britannique). Le but de cette entreprise au succès incertain, planifiée par l’empereur Napoléon III, consistait à ériger au Mexique un régime catholique favorable aux intérêts français et susceptible de contrebalancer la nouvelle puissance montante du moment, les États-Unis, en violation de la doctrine Monroe (1823), dont le principe fondamental était en quelque sorte que le continent américain soit la chasse-gardée de sa puissance principale en échange de la non-ingérence des États-Unis en Europe.

L’affaire était suffisamment grave pour que William H. Seward fasse parvenir à Lincoln, dès le 1er avril 1861, un document dans lequel le premier préconisait, afin de prévenir toute velléité d’indépendance en provenance des terres du sud, une union par défaut c’est-à-dire un réflexe d’unité face à une guerre préalablement ratifiée par le Congrès et qui devait viser l’Espagne (qui avait annexée Saint-Domingue le 18 mars) ainsi que la France impériale qui lorgnait de son oeil napoléonien sur le territoire mexicain voisin : comme quoi les États-Unis n’étaient pas dupes et considéraient la menace d’intervention comme bien crédible. Et au besoin, renchérit Seward, pourquoi ne pas déclarer la guerre à l’Angleterre victorienne et à la Russie ! Lincoln tint évidemment compte de ce document mais prévint Seward de se prémunir d’autant de fougue et d’éviter de jouer ainsi au petit chef à l’avenir.

La guerre civile américaine éclata finalement le 12 avril 1861 lorsque nordistes et sudistes s’opposèrent en vue de la prise de Fort Sumter, dans la baie de Charleston en Caroline du Sud. Très rapidement les combats s’envenimèrent, et Abraham Lincoln fut la proie de graves dépressions : la perte de son fils Willie, survenue le 20 février 1862 par la cause d’une typhoïde, ne fit qu’aggraver les choses sans compter le fait que les frères de Mary Lincoln tombèrent eux aussi en défendant la cause de leur Sud originel. Quelques heures après la mort de Willie, Lincoln entra dans le bureau d’un collègue, lançant un vibrant « Mon fils est parti, parti pour de bon ! », avant de quitter la pièce en sanglots. Mary fut sujette à des crises si convulsives que son époux, montrant à la fenêtre l’asile psychiatrique de Washington, lui dit : « Essaie de maîtriser ce chagrin car […] nous serons peut-être obligés de t’y envoyer. » Ce qui n’empêcha guère Mary de pratiquer assidûment le spiritisme. Cette tristesse ambiante empêcha le couple présidentiel de célébrer dignement deux victoires successives des nordistes qui ouvraient la voie vers le sud et révélaient les talents du général Ulysses S. Grant, qui sera élu président en 1868 (la première élection où les noirs eurent le droit de voter).

Un peu plus tard dans la même année, le roi de Siam, Rama IV, proposa à Lincoln d’offrir au nord un troupeau d’éléphants pour l’aider à vaincre les régiments sudistes : on imagine le président, amusé, écrire une réponse courtoise expliquant que les chemins de fer suffisent à engager les troupes militaires au sein des territoires ennemis, mieux que le peu d’efficacité, en terme de vitesse et de capacité de transport, propre aux éléphants.

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En rouge, États esclavagistes, en bleu, États abolitionnistes.

Du 1er au 3 juillet 1863 eut lieu la bataille de Gettysburg, opposant les armées confédérées du général Robert E. Lee à celles du général nordiste Meade. Considérée comme le tournant majeur du conflit puisque stoppant les aventures militaires confédérées sur les États du nord, elle y laissa également une empreinte sanglante : 8.000 cadavres gisèrent sur le champ de bataille.

Abraham Lincoln, après s’être rendu à Gettysburg le 19 novembre par le biais du train ayant auparavant servi à évacuer les morts, les blessés ainsi que les prisonniers de guerre sudistes, prononça une allocution de dix phrases qui dura moins de trois minutes : « Il y a quatre-vingt sept ans, nos pères ont donné naissance sur ce continent à une nouvelle nation conçue dans la liberté et vouée à la thèse selon laquelle tous les hommes sont créés égaux. […] Jurons solennellement que ces soldats ne sont pas tombés en vain. Jurons que cette nation verra renaître la liberté. Jurons que le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ne disparaîtra jamais de la surface de la Terre. » Vingt mille personnes écoutèrent le discours du président.

Le conflit tourna à l’avantage de l’Union mais rarement une guerre civile fut aussi acharnée : 325 batailles furent livrées, dont 33 en 1861, 85 en 1862, 79 en 1863, et respectivement 103 et 25 en 1864 puis 1865. Au fur et à mesure que ce conflit progressait, la silhouette baroque de Lincoln s’affaissait peu à peu, comme si celui-ci était courbé sous le poids d’un impensable fardeau.
Mais de plus, A. Lincoln, conscient que la division de son pays n’aurait un terme qu’en posant la question de la présence des noirs sur le sol national, songea à la déportation de ceux-ci vers le Panamá, faisant valoir des différences trop fondamentales pour être vivables. Le 14 août 1862, Lincoln prononça un discours devant une délégation de noirs reçus à la Maison Blanche : « même lorsque vous cessez d’être esclaves, vous êtes encore très loin de vivre sur un pied d’égalité avec la race blanche […]. Maintenant regardez en face ce qui constitue, nous le savons, la vérité des faits : sans la présence parmi nous de votre race, cette guerre serait impossible, même si nombreux sont ceux, dans les deux camps, qui ne se soucient aucunement de vous, ni dans un sens, ni dans un autre. Mais je le répète, sans l’institution de l’esclavage et sans la race d’hommes de couleur qui lui sert d’origine, cette guerre ne saurait exister. Mieux vaut donc, pour les uns comme pour les autres, que nous soyons séparés. […] J’ignore jusqu’où va l’attachement que vous pouvez porter à notre race ; il ne me paraît pas cependant que vous ayez beaucoup de raisons de l’aimer. Et pourtant vous continuez à vous dire attachés à elle quoi qu’il arrive. L’endroit auquel je songe comme possible lieu d’expatriation se trouve en Amérique centrale. »

L’honnêteté pousse à dire que Lincoln, bien que parlant évidemment d’une déportation volontaire des noirs et encouragée par le gouvernement mais non d’une déportation forcée comme l’exigeaient certains, a tout de même été l’un des premiers hommes politiques américains à la suggérer.
La guerre prit symboliquement fin le 14 avril 1865 lorsque le drapeau nordiste flotta à nouveau au-dessus de Fort Sumter, le même lieu où les hostilités premières avaient éclaté.

L’assassinat de Lincoln

Abraham Lincoln partagea en ce 14 avril un verre de limonade avec les membres de son cabinet et entreprit, pour la soirée, de se rendre au théâtre avec Mary (qui était minée par le chagrin causé par la mort de son chère fils Willie) pour assister à un succès populaire, en fait une comédie. Mais dans l’ombre, un homme guettait depuis fort longtemps le moment propice au meurtre du président : John W. Booth, comédien ayant lui-même joué quelques années plus tôt devant le chef de l’État.

Allant régulièrement au théâtre relever son courrier (il y possède une boîte postale), il entendit que Lincoln serait au théâtre le soir même. Aussitôt ses macabres préparatifs débutèrent, avec la ferme intention de les mener jusqu’au bout.
John W. Booth décida de louer un cheval à l’écurie Howard et donna par la même occasion au propriétaire une lettre, qu’il devait porter à la rédaction d’un journal quotidien dans une durée de dix jours mais en aucun cas avant. En cette lettre se trouvaient les noms de ses complices : Booth les avait dénoncés.

Lorsque le soir fut venu, le couple Lincoln se rendit dans la loge qu’on lui avait préparé, ornée d’un drapeau américain. Malheureusement le garde du corps d’Abraham quitta un instant son poste afin d’apercevoir la célèbre comédienne Laura Keene, interprète principale. Booth, connaissant la pièce sur le bout des doigts, sut qu’il restait encore quatre scènes avant la fin de la comédie. Il parvint à accéder à la loge présidentielle grâce à une passerelle située dans les cintres et, ouvrant la porte de la loge, appuya sur la détente de son arme à feu. Une balle alla se loger droit dans la nuque du président qui s’écroula par terre. John Booth sauta du balcon présidentiel jusque sur la scène de jeu où, se brisant une jambe, il brandit un poignard (qui lui avait servi à se dégager des quelques personnes tentant de le ceinturer) et cria « Sic Semper Tyrannis » (« Ainsi périssent les tyrans »).

Il quitta le théâtre et sauta sur son cheval, s’enfuyant dans la nuit et laissant derrière lui un président en proie à la mort ainsi qu’une femme pleurant de douleur. Abraham fut transporté dans une maison voisine et allongé sur un lit où des médecins, présents sur place, tentèrent vainement d’extraire la balle : mais enfoncée trop profondément, celle-ci était inextirpable. Lincoln mourut à minuit et 22 minutes le 14 avril 1865, cinq jours après la signature du traité de paix restaurant l’unité nationale. La dernière victime de la guerre de Sécession aura été le président des États-Unis lui-même.
John Wilkes Booth, le tueur qui espérait être porté en héros par le sud fut a contrario unanimement rejeté, attrapé en Virginie douze jours plus tard et pendu aux côtés de ses complices.
Le journal de sa fuite demeura longtemps introuvable : retrouvé, un jour, dans un tiroir du ministère de la Guerre, il lui manquait dix-huit pages. Aussitôt il fut question de complot et, à ce jour, il n’est pas impossible que des commanditaires haut-placés aient eu vent, ou aient comploté eux-mêmes, le projet funeste d’atteindre à la vie d’Abraham Lincoln.
Il n’empêche que ce jour-là, une icône naquit du cadavre d’un homme, et les légendes demeurent immortelles.

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Bibliographie
DE VILLEFOSSE Louis, Lincoln, éd. du Club Français du Livre, 1956.
VINCENT Bernard, Abraham Lincoln : le pouvoir des mots, éd. de l’Archipel, 2009.
VINCENT Bernard, Lincoln : le sauveur des États-Unis, éd. de l’Archipel, 2013.

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