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L'Histoire de France, de l'Europe & du Monde

A la veille de la conquête de la péninsule ibérique, le royaume wisigothique de Tolède traverse une grave crise politique et sociale caractérisée par des problèmes de succession royale, des rivalités au sein de l’aristocratie, des fuites d’esclaves et une intolérance croissante à l’égard des Juifs. Miné par ces difficultés, le royaume wisigoth tombe sans grande résistance face à l’envahisseur arabo-berbère qui va y fonder une civilisation originale. L’histoire d’al-Andalus, avant son éclatement en taifas peut être divisée en trois phases distinctes : celle des gouverneurs de Damas, l’époque de l’émirat omeyyade puis le califat.

Al-Andalus, province du califat omeyyade (711-756)

La conquête de la péninsule

Au printemps 711, Târiq ibn Ziyâd, un berbère aux ordres du gouverneur de l’Ifriqiyâ (Afrique du Nord), Mûsâ ibn Nusayr, traverse le détroit de Gibraltar avec plusieurs milliers d’hommes (7000 à 12 000 d’après les sources). Selon les sources, un gouverneur local wisigoth ou byzantin nommé Julien aurait mis à disposition ses navires. Après la défaite du roi wisigoth Rodéric sur les rives du Guadalete (juillet 711), la conquête est d’une grande rapidité : en trois ans, les musulmans occupent les trois quart de la péninsule et peuvent pénétrer en Gaule. Mûsâ ibn Nusayr rejoint Tariq en 712 avec une petite armée composée d’Arabes. Seule la cordillère cantabrique échappe au contrôle arabo-berbère.

Les premiers échecs arrivent vers les années 720 : la défaite de Covadonga dans les Asturies (718 ou 722) contre les chrétiens, l’échec du siège de Toulouse en 721 (le gouverneur al-Samh y trouve la mort) puis plus tard les échecs de Poitiers (732) et de Sigean (737). Les Arabo-Berbères sont chassés de Gaule avec la reprise par les Francs de Narbonne en 759.

Al-Andalus au temps des gouverneurs

De 711 à 756, une vingtaine de gouverneurs arabes (wâlî) se succèdent pour la direction la péninsule nouvellement conquise. En 718, sous le gouvernement d’al-Hurr, la capitale est transférée définitivement de Séville à Cordoue et la péninsule prend le nom d’al-Andalus (la terre des Vandales). Les terres conquises dépendent de l’Ifrîqiya et sont divisées en circonscriptions administratives (qûra) fondées sur d’anciens modèles wisigothiques. Chacun de ces territoires de 80 à 100 km2 est dirigé par un caïd. Dès 712, les premières monnaies sont frappées, comportant la formule islamique de l’unicité divine traduite en latin dans un but d’islamisation.

Les conversions à l’Islam de la part des autochtones débutent rapidement, notamment chez les élites. Les chrétiens et juifs se voient accordés le statut de dhimmis qui permet de garder sa liberté religieuse en échange du paiement d’un impôt spécial, la djizyâ (ou capitation), et du respect d’un certain nombre de contraintes (prosélytisme interdit, pas de construction de nouveaux lieux de culte intra-muros, port de signes distinctifs, …).

De l’émirat fihrite à l’émirat omeyyade

Vers 740 apparaissent de grandes difficultés intérieures qui aboutissent à l’indépendance par rapport à l’Orient. Ces années sont marquées par l’opposition des Arabes du Nord (ou Qaysites) et des Arabes du Sud (ou Yéménites) : les anciennes divisions tribales perdurent. Une véritable guerre civile se déclare qui voit par exemple la crucifixion par les Yéménites du gouverneur qaysite Abd al-Malik ibn Qatan. Le pro-qaysite Yûsuf al-Fihri, imposé à Cordoue par le notable syrien al-Sumayl, parvient à écraser les Arabes du Sud en 747 à la bataille de Secunda. A partir de là, il commence à se comporter en gouverneur indépendant, tâche facilitée par les troubles qui affectent l’Orient.

En 750, les Omeyyades sont renversés à Damas au profit des Abbasides. Un omeyyade du nom d’Abd al-Rahmân s’enfuit en Afrique du Nord et prépare son débarquement dans la péninsule. Il peut compter sur le soutien des Yéménites mécontents et de quelques Qaysites omeyyades d’origine syrienne. En 756, après avoir rassemblé ses troupes, il écrase Yûsuf al-Fihri à la bataille d’al-Musâra (près de Cordoue) et prend la même année le titre d’émir.

L’émirat omeyyade indépendant (756-929)

Une période de prospérité

L’émirat omeyyade est une période prospère qui permet l’islamisation de la péninsule en profondeur. La durée du règne d’Abd al-Rahmân Ier (756-788) lui permet de consolider son pouvoir et d’établir une véritable dynastie. L’omeyyade parvient à mater de multiples soulèvements comme celui de l’ancien gouverneur Yûsuf al-Fihrî (759-760) ou les révoltes des Yéménites (763, 766 et 773). Le nouveau régime s’affirme symboliquement par la construction de la grande mosquée de Cordoue (années 780), qui sera agrandie à de multiples reprises aux IXe et Xe siècles.

Les émirs résidant à l’Alcazar de Cordoue puis dans un palais à al-Rusâfa (près de la capitale) s’entourent d’une cour fastueuse composée de philosophes, de savants, de poètes et d’artistes (dont l’irakien Ziryâb de 822 à 857). La prospérité économique d’al-Andalus entraîne d’importantes rentrées d’argent qui atteignent 600 000 dînars sous al-Hakam Ier (796-822) et 1 million sous Abd al-Rahmân II (822-852).

L’orientalisation de la société

L’arabisation et l’islamisation touchent toutes les couches de la société, notamment dans les villes. Les urbains semblent avoir été arabisés très rapidement comme en témoignent les inscriptions en langue arabe (avec parfois des fautes) sur les céramiques parvenues jusqu’à nous ou l’engouement pour les poésies de style oriental. Alvaro, auteur chrétien cordouan, déplore dans une lettre du milieu du IXe siècle que plus aucun chrétien ne sache maîtriser le latin. Le phénomène des « martyrs de Cordoue », au milieu du IXe siècle, semble manifester le malaise des chrétiens qui recherchent délibérément le martyre pour éveiller la conscience endormie de leurs coreligionnaires. En revanche, dans les campagnes subsistent d’importantes communautés chrétiennes (parfois plusieurs milliers d’habitants d’après Ibn Hawqal) moins touchées par le phénomène d’orientalisation de la société.

Les troubles et la première fitna

Prospère, al-Andalus n’en est pas moins touchée par des troubles sporadiques qui vont en s’accentuant vers la fin du IXe siècle. Le gouvernement doit réprimer plusieurs émeutes comme celle du faubourg de Cordoue en 818 ou des révoltes affectant essentiellement les villes des Marches : Tolède (807 ou 812, 829-837), Saragosse (777) ou Mérida (805, 813, 817 et 825). A partir des années 870-880 se développe une certaine anarchie (fitna : période de dissension où se rompt l’unité de l’Umma) durant laquelle des régions entières d’al-Andalus échappent complètement au pouvoir de Cordoue. Les troubles revêtent alors un aspect ethnique, Berbères, Arabes et muwallads entrant en conflit. Il faut attendre l’accession au pouvoir d’Abd al-Rahmân III (912) pour voir un début de restauration de l’autorité.

La révolte la plus sérieuse est menée par un certain Ibn Hafsûn qui, de 880 à 928, défit le pouvoir omeyyade au coeur des montagnes andalouses. Depuis Bobastro, centre de la rébellion, Ibn Hafsûn va jusqu’à menacer la capitale émirale. Abjurant l’Islam pour se convertir à la religion de ses ancêtres en 899, il perd le soutien d’une partie des muwallads (Hispano-Romains convertis), ce qui ne l’empêche pas de continuer à mettre en échec les Omeyyades pendant quelques décennies encore. Le chef de la rébellion meurt en 917 et ses fils prennent sa suite. Cordoue ne parvient à pacifier la région qu’en 928 avec la réddition de Bobastro.

Au niveau extérieur, les Francs parviennent au Nord à récupérer Gérone (785), Barcelone (801) mais échouent devant Saragosse. Au cours du IXe siècle, les Vikings (Madjus) ravagent la côte atlantique : ils pillent Lisbonne et Séville mais sont battus à Tablada en 844. Ils réapparaissent entre 858 et 861 pour mener des raids sur les Baléares et dans la vallée de l’Ebre.

Le califat omeyyade (929-1031)

L’âge d’or du califat (929-976)

Le règne d’Abd al-Rahmân III est un règne restaurateur marqué par le retour à l’obéissance. Les « seigneurs » rebelles des zones rurales d’Andalousie sont soumis et leurs sites fortifiés détruits. La seule rébellion significative est celle d’Ibn Hafsûn, et qui a la particularité d’avoir un noyau chrétien. Débutée vers 880, elle n’est écrasée qu’en 928 avec la reddition de Bobastro, centre de la résistance. Le calife parvient à rétablir son pouvoir sur les villes des Marches, manifestant alors des vélléités indépendantistes : Badajoz en 930, Tolède en 932, Saragosse en 937.

Abd al-Rahmân entend marquer son règne par l’édification d’une nouvelle ville à quelques kilomètres à l’Ouest de Cordoue : Madinât al-Zahra. Des sommes considérables sont investies pour la construction de la cité princière (le tiers des revenus de l’impôt, soit 1,8 million de dinars par an, y auraient été affectés). Des pierres et colonnes sont acheminées de toute l’Espagne et du Nord de l’Afrique et des milliers d’ouvriers travaillent sur le site. Le calife s’établit dans la cité aux alentours de 945 avec toute l’administration et les services.

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Vestiges de Madinât al-Zahra.

Le règne d’al-Hakam II, successeur d’Abd al-Rahmân III, est moins bien connu. Le calife poursuit la politique de son père sans pouvoir étendre son autorité au Maroc. De santé fragile, renoncant aux actions militaires, il tend à délaisser le pouvoir effectif à ses ministres pour s’enfermer dans Madînat al-Zahrâ. Il mène une politique de mécénat dans les arts et les lettres, s’entourant de savants et lettrés venus de tout le monde musulman (comme Abû Alî al-Qâlî, philologue de Bagdad). La Grande Mosquée de Cordoue est agrandie avec de somptueux éléments comme la coupole du mihrab. L’art est marqué par des apports orientaux et byzantins.

La politique extérieure omeyyade

Abd al-Rahmân III reprend le djihâd contre les Etats chrétiens du Nord, et, à partir des années 920, rencontre des succès importants (924 : sac de Pampelune). Mais la menace fatimide au Nord de l’Afrique le conduit à mener des expéditions militaires au Maghreb, d’où provient l’or d’Espagne. En 927, il occupe Melilla et s’allie aux tribus zénètes du Maghreb occidental contre le califat fatimide. C’est fort de ses succès et pour consolider son pouvoir face aux fatimides que l’émir décide de prendre en 929 le titre de calife et le surnom d’al-Nâsir li Dîni-Llâh (« Celui qui est victorieux pour la religion d’Allah »). En 931, la ville de Ceuta tombe aux mains d’Abd al-Rahmân III et est fortifiée.
Alors que le calife est occupé en Afrique du Nord, les royaumes chrétiens saisissent l’occasion pour repasser à l’offensive. En 939, la bataille d’Alhandega voit la défaite des musulmans face aux Navarrais. A partir de cette date, le calife décide de ne plus mener lui-même les expéditions : il perd sa fonction guerrière. Le pouvoir est délégué à de puissants chefs locaux héréditaires.

La crise et la chute du califat (976-1031)

L’accession au pouvoir en 976 d’Hishâm II, fils d’al-Hakam II, marque une évolution du pouvoir. Le vizir Muhammad ibn Abî Amîr, plus connu sous le nom d’al-Mansûr (« le Victorieux »), s’empare du pouvoir effectif, le calife n’étant plus qu’un symbole de légitimité. Dès 979, en opposition à Madînat al-Zahrâ, al-Mansûr fait édifier à l’Est de Cordoue, de 979 à 981, Madînat al-Zâhira et y transfère l’administration. Il mène une guerre permanente aux Etats chrétiens du Nord marquée par les sacs de Barcelone (985) et de Saint-Jacques-de-Compostelle (997) et légitime son pouvoir en se présentant comme « champion » de la guerre sainte. Au niveau culturel, al-Mansûr prend ses distances avec le libéralisme culturel de l’époque précédente (répression du mouvement mu’tazilite se voulant rationaliste) et agrandit la mosquée de Cordoue en retournant à la simplicité artistique.

A la mort d’al-Mansûr en 1002, son fils Abd al-Malik prend le pouvoir et poursuit la politique de son père (mise en place de la dynastie amiride). Le calife omeyyade reste en place mais ne dispose plus d’aucun pouvoir réel. Lorsqu’Abd al-Malik meurt en 1008, la crise s’amplifie avec l’accession au pouvoir de son frère Abd al-Rahmân Sanchuelo. Quelques semaines après son arrivée au pouvoir, celui-ci se fait reconnaître officiellement par le calife Hishâm II, qui n’a pas d’enfants, ce qui dresse contre lui l’aristocratie liée aux Omeyyades redoutant de perdre les avantages liés à sa position, ainsi que les docteurs de l’islam pour qui le calife doit avoir la même appartenance tribale qurayshite que le Prophète. En 1009, Abd al-Rahmân Sanchuelo est assassiné et Madînat al-Zâhira, la résidence des Amarides, est détruite lors de la « révolution de Cordoue ». A partir de sa mort, al-Andalus se fragmente en de multiples taifas (principautés) tenus par des souverains locaux, soit arabes, soit berbères, soit d’origine servile (esclavons). Cordoue est pillée par les Berbères en 1013. 14 califes vont se succéder jusqu’en novembre 1031, date à laquelle les juristes cordouans décident de ne plus reconnaître de calife.

Bibliographie :
GUICHARD Pierre, Al-Andalus. 711-1492, Paris, Hachette, 2001.
MENJOT Denis, Les Espagnes médiévales. 409-1474, Paris, Hachette supérieur, 2009.

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