La colonisation est la force expansive d'un peuple, c'est sa puissance de reproduction, c'est sa dilatation et sa multiplication à travers les espaces ; c'est la soumission de l'univers ou d'une vaste partie, à sa langue, à ses murs, à ses idées et à ses lois. Un peuple qui colonise, c'est un peuple qui jette les assises de sa grandeur dans l'avenir et de sa suprématie future. Toutes les forces vives de la nation colonisatrice sont accrues par ce débordement au dehors de son exubérante activité. Au point de vue matériel, le nombre des individus qui forment la race s'augmente dans une proportion sans limite ; la quantité des ressources nouvelles, des nouveaux produits, des équivalents en échange jusqu'alors inconnus, qui se trouvent solliciter l'industrie métropolitaine, est incommensurable ; le champ d'emploi des capitaux de la métropole et le domaine exploitable ouvert à l'activité de ses citoyens, sont infinis. Au point de vue moral et intellectuel, cet accroissement du nombre des forces et des intelligences humaines, ces conditions diverses où toutes ces intelligences et ces forces se trouvent placées, multiplient et diversifient la production intellectuelle. Qui peut nier que la littérature, les arts, les sciences d'une race ainsi amplifiée n'acquièrent un ressort que l'on ne trouve pas chez les peuples d'une nature plus passive et sédentaire ? Il se produit aussi dans ce domaine intellectuel un phénomène analogue à celui que nous avons noté dans le domaine de l'industrie. Quand le personnel des arts libéraux se recrute parmi les citoyens d'une même race, qui ont peuplé de vastes contrées des quatre parties du monde, n'est-il pas naturel que les uvres intellectuelles soient plus nombreuses et plus remarquables ? D'un autre côté, quand un écrivain sait qu'il s'adresse dans sa propre langue à des millions de lecteurs situés à des milliers de lieues, quel encouragement n'est-ce pas, quel appui et en même temps quel frein ? Si ces effets bienfaisants ne se font pas sentir avec une grande intensité dans la première période des établissements coloniaux, c'est qu'alors tontes les forces vives y sont tournées vers la poursuite delà richesse ; mais un temps arrive bientôt où l'intelligence dans ces contrées neuves se porte à des spéculations plus sereines et où elle s'élance dans le monde des idées au lieu de se renfermer, comme au berceau, dans le monde des faits. N'a-t-on pas vu déjà surgir, depuis cinquante ans, en Amérique Cooper, Longfellow, Prescott, Irving, Hawthorne, Motley et bien d'autres encore moins connus, philosophes, mathématiciens, juristes, historiens ? Que sera-ce dans un siècle on deux ? De nos jours Boston n'est-il pas un centre de culture, qui approche déjà de Paris, de Londres, d'Edimbourg, ou de Berlin ? A quelque point de vue que l'on se place, que l'on se renferme dans la considération de la prospérité et de la puissance matérielle, de l'autorité et de l'influence politique, ou qu'on s'élève à la contemplation de la grandeur intellectuelle, voici un mot d'une incontestable vérité : le peuple qui colonise le plus est le premier peuple ; s'il ne l'est pas aujourd'hui, il le sera demain.
Paul Leroy-Beaulieu, De la colonisation chez les peuples modernes (1874), 5e édition, t. I, 1902, p. 641-643.
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