Il y avait alors trois partis : celui des Paraliens [habitants de la côte] que dirigeait Mégaclès, fils d'Alcméon, et qui semblait surtout s'attacher à donner le pouvoir à la classe moyenne ; celui des Pédiens [gens de la plaine] qui tendait à l'oligarchie, et dont le chef était Lycurgue ; celui des Diacriens [gens de la montagne], à la tête duquel se trouvait Pisistrate qui passait pour le plus résolu partisan de la démocratie. Ce troisième parti s'était accru : la misère y avait amené ceux qui avaient été dépouillés de leurs créances, et la crainte ceux que leur naissance aurait dû écarter de la cité. La preuve en est qu'après le renversement de la tyrannie on fit une révision des registres civiques, parce que beaucoup d'inscrits jouissaient indûment du droit de cité. Chacun de ces partis tirait son nom de la région qu'il cultivait.
Pisistrate, qui passait donc pour le plus résolu partisan de la démocratie, et qui s'était illustré dans la guerre contre Mégare, se fit un jour lui-même une blessure, puis il persuada au peuple que c'étaient ses adversaires qui l'avaient ainsi maltraité, et qu'il fallait lui donner une garde du corps : la proposition fut faite par Aristion. On lui donna ceux qu'on appela les porte-massue, et, marchant contre le peuple avec leur aide, il prit possession de l'Acropole, trente-deux ans après l'établissement des lois de Solon, sons l'archontat de Coméas. On rapporte que, lorsque Pisistrate demanda des gardes du corps, Solon lui fit opposition, disant : « J'aurai plus de perspicacité que les uns et plus de courage que les autres : plus de perspicacité que tous ceux qui ne comprennent pas que Pisistrate prétend à la tyrannie ; plus de courage que ceux qui, sans l'ignorer, se taisent. » Comme ses paroles restaient sans effet, il suspendit ses armes au-dessus de sa porte, et dit qu'il avait servi sa patrie aussi longtemps qu'il l'avait pu il était déjà très vieux, et que c'était au tour des autres d'en faire autant. Mais Solon n'aboutit à rien par ses exhortations. Au reste, Pisistrate, maître du pouvoir, administra la cité moins en tyran qu'en citoyen respectueux de la Constitution.
Son pouvoir n'avait pas encore pris de fortes racines, quand les partisans de Mégaclès et ceux de Lycurguc s'associèrent pour le chasser : cela eut lieu cinq ans après le premier établissement de Pisistrate, et sous l'archontat d'Hégésias. Onze ans après, Mégaclès, menacé par ses propres partisans, entra en pourparlers avec lui ; il lui imposa comme condition d'épouser sa fille, et le fit rentrer par un artifice digne des anciens temps, et d'une extrême simplicité. Il fit courir le bruit qu'Athéna allait ramener Pisistrate, puis, ayant découvert une femme grande et belle, originaire du dème de Paiania, suivant Hérodote, marchande de couronnes d'origine thrace, du quartier de Collytos, selon d'autres, et nommée Phyé, il la costuma en Athéna, et la fit entrer dans la ville avec Pisistrate. Celui-ci fit son entrée sur un char, ayant cette femme à ses côtés, et les habitants, prosternés, les reçurent avec une pieuse admiration.
Ainsi s'accomplit son premier retour. Dans la suite, exactement six ans après, il dut s'exiler de nouveau. Il lui fut en effet impossible de tenir longtemps : n'ayant pas voulu s'unir avec la fille de Mégaclès, il craignit les deux partis opposés et se déroba par la fuite. Il s'établit d'abord sur le golfe Thermaïque, à l'endroit nommé Rhaekélos, et passa ensuite dans la région qui s'étend autour du mont Pangée. C'est de là qu'après avoir amassé de l'argent et pris des hommes à sa solde, il partit pour Érétrie, dix ans après sa fuite d'Athènes, et essaya, alors pour la première fois, d'employer la violence pour recouvrer le pouvoir. Parmi tous ceux qui l'aidèrent dans son entreprise, les plus zélés furent les Thébains, Lygdamis de Naxos, et aussi les cavaliers qui tenaient le pouvoir à Érétrie. Vainqueur auprès du temple de Palléné, il s'empara du pouvoir et sut maintenir solidement sa tyrannie, après avoir enlevé ses armes au peuple. Il se rendit aussi à Naxos et y installa Lygdamis. [...]
C'est ainsi qu'au début fut établie la tyrannie de Pisistrate, et ce furent là ses vicissitudes. Pisistrate, comme nous l'avons dit, gouverna la cité moins en tyran qu'en citoyen respectueux de la Constitution. Il avait l'abord facile et plein de douceur, et se montrait indulgent à toutes les fautes. Il faisait aux pauvres, pour l'exploitation de leurs terres, des avances d'argent qui leur permettaient de ne pas interrompre leurs travaux de culture. Il agissait ainsi pour deux raisons : il voulait qu'au lieu de vivre à la ville, ils fussent dispersés dans la campagne, et que parvenant à l'aisance et préoccupés de leurs seuls intérêts, ils n'eussent ni le désir, ni le loisir de s'occuper des affaires publiques. En même temps, plus on cultivait la terre, plus ses propres revenus s'accroissaient : car Pisistrate percevait la dîme des fruits. Pour toutes ces raisons, il établit les juges des dèmes, et lui-même sortait souvent dans la campagne pour se rendre compte des choses et régler les différends, afin qu'on n'eût pas à négliger les champs pour venir à la ville. C'est dans une de ces tournées qu'il arriva à Pisistrate cette aventure bien connue : il vit, dans la région de l'Hymette, un paysan qui cultivait le champ appelé depuis le Champ-Franc. Le bonhomme ne remuait que des cailloux, et Pisistrate, surpris, fit demander par son esclave ce qu'on retirait du champ : « Rien que maux et peines, répondit le paysan, et encore faut-il que Pisistrate en prélève la dîme. » Il avait répondu sans connaître Pisistrate, mais celui-ci, charmé de cette franchise en même temps que de cette ardeur au travail, l'exempta de tout impôt.
Pas une des mesures de son gouvernement ne fut vexatoire pour le peuple. Il prépara toujours la paix et sut maintenir le calme à l'intérieur de la cité ; de là l'expression proverbiale qu'on répéta souvent dans la suite : « Vivre sous la tyrannie de Pisistrate, c'était vivre du temps de Cronos. » Ce n'est en effet que plus tard et par les excès de ses fils, que la tyrannie devint de jour en jour plus dure. [...]
Pisistrate vieillit dans l'exercice du pouvoir et mourut de maladie sous l'archontat de Philonéos. Depuis qu'il avait établi pour la première fois sa tyrannie, il avait vécu trente-trois ans : il en avait passé dix-neuf au pouvoir et le reste en exil.
Aristote (ou école d'Aristote), Constitution d'Athènes, XIII-XVII (vers 330 av. J.-C.). Traduction par B. Haussoullier, éd. Emile Bouillon, 1891, p. 21-27.
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