[Depuis le règne de Henri IV], la France avait fondé des colonies en Amérique ; elle avait établi un commerce maritime ; elle avait créé des manufactures ; elle avait, pour ainsi dire, rendu l'Europe entière et une partie du monde tributaires de son industrie. Les richesses immenses, qui s'étaient introduites dans le royaume, ne s'étaient répandues que sur les plébéiens, les préjugés de la noblesse l'excluant du commerce, et lui interdisant l'exercice de tous les arts mécaniques et libéraux. L'introduction même de ces richesses, en augmentant le numéraire, avait contribué à l'appauvrir, ainsi que les propriétaires en général. Mais les villes s'étaient considérablement augmentées : il s'était établi des places de commerce telles que Lyon, Nantes, Bordeaux, Marseille, devenues aussi considérables et plus riches que les capitales de plusieurs États voisins. Paris s'était accru d'une manière effrayante ; et tandis que les nobles quittaient leurs terres pour venir s'y ruiner, les plébéiens y puisaient des trésors à l'aide de leur industrie. Toutes les petites villes de province étaient devenues plus ou moins commercantes, presque toutes avaient des manufactures ou quelqu'objet particulier de commerce. Toutes étaient peuplées de petits bourgeois plus riches et plus industrieux que les nobles, et qui avaient trouvé le moyen, eux ou leurs pères, de s'enrichir dans les régies ou dans les fermes des fiefs et des terres des grands seigneurs et des nobles, ou même à leur service, lorsqu'ils ne pouvaient se livrer à de plus grandes spéculations. Ils avaient reçu, en général, une éducation qui leur devenait plus nécessaire qu'aux gentilshommes, dont les uns, par leur naissance et par leur richesse, obtenaient les premières places de l'État sans mérite et sans talents, tandis que les autres étaient destinés à languir dans les emplois subalternes de l'armée. Ainsi, à Paris et dans les grandes villes, la bourgeoisie était supérieure en richesses, en talents et en mérite personnel. Elle avait dans les villes de provinces la même supériorité sur la noblesse des campagnes ; elle sentait cette supériorité, cependant elle était partout humiliée ; elle se voyait exclue, par les règlements militaires, des emplois dans l'armée ; elle l'était, en quelque manière, du haut clergé, par le choix des évêques parmi la haute noblesse, et des grands vicaires en général parmi les nobles ; elle l'était de plusieurs chapitres de cathédrale. La haute magistrature la rejetait également, et la plupart des cours souveraines n'admettaient que des nobles dans leur compagnie. Même pour être reçu maître des requêtes, le premier degré dans le conseil d'État qui menait aux places éminentes d'intendant, et qui avait conduit les Colbert et les Louvois et tant d'hommes célèbres aux places de ministres d'État, on exigeait dans les derniers temps des preuves de noblesse.
Marquis de Bouillé, Mémoires, Paris, Firmin Didot frères, 1859, pp. 122-123 (première édition en 1798).
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