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L'Histoire de France, de l'Europe & du Monde

Grand scandale politico-financier de la fin du XIXe siècle, l’affaire du Panama éclaboussa la fine fleur du régime républicain au travers des parlementaires et ministres de la majorité et faillit faire vaciller le régime. Au coeur de ce scandale, la Compagnie universelle du canal interocéanique de Panama, fondée par Ferdinand de Lesseps, le « Grand Français » réalisateur du canal de Suez. En difficulté financière, elle acheta les votes d’une centaine de parlementaires ainsi que les bonnes grâces de la presse afin d’attirer l’épargne des Français. Sa liquidation en 1889 amena la ruine de dizaines de milliers d’épargnants. La presse nationaliste et antirépublicaine se fit leur porte-voix pour dénoncer les coupables, tandis qu’opportunistes et radicaux en profitèrent pour régler des comptes politiques.

L’échec d’un projet pharaonique

A la fin des années 1870, Ferdinand de Lesseps, le « Grand Français » qui perça le canal de Suez de 1859 à 1869, veut rééditer son exploit en Amérique. Le percement d’un canal au Panama permettrait aux navires de passer de l’Atlantique au Pacifique sans avoir à faire le grand contournement par la pointe sud de l’Amérique. Il fonde le 20 octobre 1880 une Compagnie au capital de 300 millions de francs destiné à assurer la construction du canal interocéanique. Le canal doit suivre le chemin de fer du Panama, reliant les deux océans. Les dépenses ont été largement sous-évaluées et la fièvre jaune conjuguée au climat causent de nombreuses pertes humaines. Les emprunts habituels ne suffisant plus, la Compagnie envisage en 1885 le lancement d’un emprunt à lots afin d’attirer les épargnants (emprunt avec des rémunérations supplémentaires par voie de loterie). Ce type d’emprunt nécessite une autorisation législative et une propagande très importante en direction de la presse.

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Travaux de percement du canal de Panama (collection Sirop).

Pour « convaincre » les députés, la Compagnie s’adjoint deux distributeurs de fonds : Cornélius Herz, le baron Jacques de Reinach et son agent Émile Arton. Les pots-de-vin parviennent à vaincre les réticences du gouvernement et des parlementaires (une centaine ont été corrompus) et la loi est votée sur rapport d’Henri Maret le 28 avril 1888. Le 9 juin, la loi est promulguée. Mais entre temps, le public a eu vent des difficultés techniques du projet du canal (avancement des travaux, ravages de la fièvre jaune, …) et se montre réticent. Sur les 720 millions demandés, la Compagnie n’en reçoit que 254 grevés par les frais d’émission et le remboursement des avances bancaires. C’est la déroute : à court d’argent, la Compagnie doit déposer le bilan. Le 2 février 1889, la dissolution est prononcée et un liquidateur nommé par le tribunal de la Seine. Les actionnaires et obligataires, dont les créances montent à 1.335.000 francs, sont pour beaucoup ruinés ; regroupés en une association, ils adressent au Parlement pétitions sur pétitions. En juin 1890, sur demande des députés Le Provost de Launay et Gauthier de Clagny, la Chambre renvoie au ministre de la Justice une pétition des actionnaires et obligataires. Le gouvernement, au courant de la corruption des parlementaires et de l’utilisation d’une partie de l’argent de la Compagnie à des fins inavouables (contre le boulangisme) ne donne pas suite.

La révélation du scandale par La Libre Parole

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Ferdinand de Lesseps.

Le samedi 3 septembre 1892, le numéro de La Libre Parole, quotidien antisémite fondé et dirigé par Édouard Drumont, annonce une série d’articles sur les « Dessous du Panama ». Le 6 paraît le premier article signé « Micros », pseudonyme de Ferdinand Martin. Celui-ci, ancien banquier de Nyons maintenant sans le sou, auparavant agent de la Compagnie du Panama, a été notamment chargé d’organiser les campagnes de pétitions adressées aux Chambres en faveur de la loi autorisant l’émission d’obligations à lots. 45.000 francs ont été mis à sa disposition par la Compagnie afin qu’il « persuade » une dizaine de députés de voter l’émission d’obligations à lots. Maintenant qu’il est ruiné, il cherche à se venger de la direction de la Compagnie. Pour faire durer le suspense, un article est publié tous les deux jours. Ferdinand Martin alias « Micros » commence en décrivant brièvement le fonctionnement de la Compagnie puis dénonce les liens de Marius Fontane, secrétaire général de la Compagnie, avec la « finance juive », citant le banquier Jacques de Reinach. Les ingénieurs et entrepreneurs de la Compagnie, comme Eiffel, sont également accusés. Martin expose les tricheries de la Compagnie et la corruption de la presse payée par Fontane pour vanter les réalisations de la Compagnie. À partir du quatrième article viennent les dénonciations : les opportunistes et radicaux Freycinet, Rouvier, Floquet, Baïhaut, Barbé, Gomot, Thévenet, Granet mais aussi d’anciens boulangistes tels que Laguerre, Naquet, Saint-Martin et Laisant sont nommés. Martin ne dit pourtant pas tout, ne citant jamais le nom de Cornélis Herz, véritable intermédiaire avec Jacques de Reinach entre la Compagnie et les hommes politiques influents.

La campagne de La Libre Parole a pour conséquence d’accélérer la procédure judiciaire qui traînait en longueur du fait du mauvais vouloir du pouvoir qui n’avait rien à gagner d’un déballage public. Le 10 septembre, le procureur général Quesnay de Beaurepaire remet son dossier sur l’affaire du Panama au ministre de la Justice. De son côté, La Libre Parole se fait menaçante, affirmant qu’elle n’a pas vidé tout son sac, mais en réalité le journal n’a plus grand chose à dire.

Le 3 novembre 1892, Drumont se rend à la maison d’arrêt de Sainte-Pélagie pour y être incarcéré suite à une condamnation pour diffamation dans une autre affaire. Dans sa cellule, il reçoit la visite de Louis Andrieux, homme politique républicain et ancien préfet de police. Emissaire du banquier Jacques de Reinach, il propose au directeur de La Libre Parole de cesser ses attaques contre Reinach en échange de nouvelles informations sur le scandale du Panama. Drumont accepte. En réalité, Andrieux, d’accord avec Clemenceau, cherche dans cette affaire à discréditer les opportunistes au profit des radicaux. A partir du 8 novembre, La Libre Parole publie de nouvelles dénonciations sur la base des informations d’Andrieux, certaines notes étant de la main même de l’ancien préfet de police. Le plan d’Andrieux se complique néanmoins avec l’entrée en scène de La Cocarde renseignée par Herz et Ernest Constans (ancien ministre de l’Intérieur). Le journal dénonce les radicaux compromis dans le scandale et attaque Jacques de Reinach.

Le 15 novembre, le ministre de la Justice donne l’ordre à Quesnay de Beaurepaire d’envoyer les citations à comparaître aux prévenus. Les citations sont notifiées aux prévenus le lundi 21 novembre au matin. La veille, le banquier Reinach s’est donné la mort. La journée même du 21, l’ex-boulangiste Jules Delahaye interpelle le gouvernement et obtient la constitution d’une commission d’enquête parlementaire présidée par Henri Brisson. Les jours suivants, les dénonciations se poursuivent dans La Libre Parole : Charles Sans-Leroy, Antonin Proust, Bernard Béral, Freycinet, … La distillation des révélations entretien un climat de peur dans le monde politique : qui sera dans la prochaine fournée ?

Le procès du Panama

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Le Grelôt, 4 décembre 1892. De gauche à droite : Henri Brisson, Jules Delahaye, Edouard Drumont.

Devant la commission, Delahaye doit avouer qu’il n’a aucune preuve matérielle mais affirme qu’on en trouverait dans les papiers de Jacques de Reinach. Seulement, la police a négligé de poser des scellés chez le suicidé, ni d’ailleurs d’autopsier ce dernier. La commission réclame l’autopsie et la communication des dossiers de l’instruction, ce qui est refusé par le président du Conseil Loubet au nom de la séparation des pouvoirs. La Chambre, sous pression de l’opinion, ne le suit pas et refuse la confiance par 304 voix contre 110 : le ministère Loubet démissionne. Un nouveau ministère est constitué le 5 décembre par Ribot, ressemblant beaucoup au précédent. Entre temps, une nouvelle découverte est faite : une perquisition effectuée chez le banquier Thierrée a permis de découvrir vingt-six chèques tirés par Reinach pour un total de près de 3,4 millions de francs. Les deux plus gros chèques ont été endossés par Cornélius Herz, deux autres par les sénateurs Albert Grévy (frère de l’ancien président) et Léon Renault ; les autres par des intermédiaires dont un intime de Rouvier, alors aux Finances. Le ministre démissionne ; quant à Herz, passé en Angleterre, il ne peut être interrogé. Le 16 décembre, Charles de Lesseps (fils de Ferdinand), Fontane et Cottu (membre du conseil d’administration de la Compagnie) sont arrêtés et conduits à la prison de Mazas.

Thierrée livre ensuite à la commission d’enquête les talons des vingt-six chèques de Reinach, permettant d’identifier les véritables bénéficiaires surnommés les « chéquards ». Le gouvernement engage des poursuites contre cinq députés (Maurice Rouvier, Emmanuel Arène, Jules Roche, Antonin Proust, Henri-Joseph Dugué de la Fauconnerie) et cinq sénateurs (Léon Renault, Albert Grévy, François Thévenet, Eloi Béral, Paul Devès). Un de ces dix parlementaires a été président du Conseil (Rouvier), cinq ont été ministres, tous, sauf Dugué de la Fauconnerie, appartiennent à la gauche républicaine ! Le 20 décembre, la levée de l’immunité parlementaire est votée. Entre temps, Andrieux revient de Londres où il a rendu visite à Herz ; il ramène une photographie d’une note dictée par Reinach où il est question d’une somme de 1.340.000 francs répartie entre 104 députés par Arton. Des députés « chéquards », on en connait certains. Qui sont les autres ? Les suppositions vont bon train.

Du 10 janvier au 9 février 1893 se tient le procès des administrateurs de la Compagnie de Panama devant la première chambre de la Cour d’appel de Paris ; Ferdinand et Charles de Lesseps sont condamnés à cinq ans de prison (le père ne sera pas incarcéré en raison de son âge), Fontane, Cottu et Eiffel à deux ans. Du 9 au 23 mars, c’est au tour de cinq parlementaires corrompus d’être jugés devant la Cour d’assises de la Seine. Les accusés se défendent, affirmant avoir touché des sommes correspondant à des opérations financières régulières, sauf Charles Baïhaut qui s’effondre : « Dans une heure de folie, je suis tombé à l’oubli de mon devoir. J’en demande pardon à mon pays et à la République. » La Cour d’assises rend son verdict le 22 mars. La preuve n’ayant pas été fournie que la Compagnie a acheté des votes, tous les accusés sont acquittés sauf Baïhaut qui a avoué (il est condamné à cinq ans de prison et 750.000 francs d’amende), son associé Blondin et Charles de Lesseps. Les autres parlementaires soupçonnés reprennent leurs places à la Chambre des députés ou au Sénat au milieu des applaudissements de la majorité républicaine.

L’affaire du Panama n’a pourtant pas fini de faire des victimes : les hommes au pouvoir sont déconsidérés aux yeux de l’opinion. En août et septembre 1893 se tiennent les élections législatives qui voient l’émergence d’une nouvelle génération d’hommes politiques. Beaucoup de sortants sont battus dont Clemenceau du fait de ses liens passés avec Cornélius Herz. 190 élus sont nouveaux, soit un tiers de la Chambre. Autre conséquence de l’affaire : l’accentuation de l’antisémitisme né du krach de l’Union générale (1882) et de la publication de La France juive de Drumont (1886), Reinach, Herz et Arton étant de confession juive. L’antisémitisme devient un thème politique porteur et Drumont, à travers La Libre Parole, dresse le portrait d’une République manœuvrée par les juifs. Quant au canal du Panama, il sera finalement percé par les Etats-Unis qui achèteront en 1898 la concession de la Nouvelle Compagnie du Panama. Il sera inauguré en 1914.

Bibliographie :
Jacques CHASTENET, Cent ans de République, tome II, La République des républicains. 1879-1893, Paris, Tallandier, 1970.
Grégoire KAUFFMANN, Édouard Drumont, Paris, Perrin, 2008.

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