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L'Histoire de France, de l'Europe & du Monde

L’histoire de l’entre-deux-guerres montre que la Première Guerre mondiale n’a pas été qu’une simple parenthèse, mais au contraire qu’elle a profondément influencé les politiques et l’économie des années 1920. La guerre va entraîner une évolution des mentalités (rôle de l’Etat, théories économiques), une recréation de la carte de l’Europe, des conséquences économiques énormes (perturbations économiques, destructions, déséquilibres, conflits sociaux, « classes creuses »). Seule la crise des années 1930 et la Seconde Guerre mondiale amèneront un « retour à la normale ».

L’économie de guerre (1914-1919)

Une économie profondément perturbée

Les belligérants partaient pour une guerre courte, pensant que la modernité économique (davantage de moyens de destruction) allait précipiter le conflit. Il s’ensuit une impréparation économique dans l’ensemble des pays en guerre. L’économie de guerre est une économie inversée : alors qu’en temps de paix, l’objectif premier est de faire des profits, en temps de guerre, l’objectif est de produire le matériel nécessaire pour que la guerre puisse être gagnée. La guerre va être un immense révélateur de la vulnérabilité des nations européennes, soulignant les interdépendances liant les nations entre elles : le Royaume-Uni pour son agriculture, la France pour le charbon, etc.
Ainsi, l’invasion allemande en France touche 13 départements et prive le pays de 74 % de sa production de houille, 81 % de sa production de fonte, 63 % de sa production d’acier. Les hommes mobilisés sont retirés des entreprises, désorganisant l’industrie (le Creusot perd un tiers de sa main d’oeuvre). Les chemins de fer et navires cessent de transporter les marchandises pour transporter les hommes. En Allemagne, le fait que la moitié de la flotte ait été confisquée dans les ports alliés ou capturés entraîne des pénuries de toutes sortes (alimentaire, cuivre,…).

L’entrée en guerre touche aussi les pays non impliqués, comme les pays coloniaux (la métropole diminue ses importations). La guerre navale accroît les risques d’une façon considérable, entraînant une forte augmentation du coût du fret (multiplication par 10 entre Liverpool et New York) et une réduction des échanges.

L’intervention des Etats

Le libéralisme économique est inadapté à la guerre industrielle. Dans tous les pays, les Etats dirigent l’économie, s’assurant des approvisionnements vitaux, cherchant à éviter les gaspillages, organisant les échanges et le commerce. Les fabrications d’armement et les secteurs essentiels sont privilégiés. Les réactions sont plus rapides dans le camp allemand car les relations politico-industrielles étaient déjà forte avant le début du conflit. Dès 1914, Walter Rathenau, dirigeant du groupe AEG (industrie électronique), préside la création d’une division des matières premières au ministère de la Guerre. Des « sociétés de guerre » sont créés dans tous les secteurs. En France, les réactions sont plus hésitantes. A long terme, les évolutions sont semblables avec quelques variantes.

Partout, l’Etat devient un acteur majeur de l’économie, mais agit au coup par coup, sans qu’il n’y ait de véritable planification ; l’intervention est perçue comme un remède exceptionnel à une situation exceptionnelle. L’Etat intervient dans plusieurs domaines :

  • La répartition en fonction des objectifs de la défense nationale (multiplication des réquisitions, rationnement, etc.).
  • La fixation des prix de vente, le contrôle des profits, la répartition des matières en amont.
  • Le domaine social (adoucissement des relations entre la main d’oeuvre et l’Etat, recrutement de femmes, de réfugiés, de coloniaux, etc.).
  • Le domaine commercial (réglementation des importations et exportations, construction de navires marchands, etc.).

Les militaires prennent par ailleurs de plus en plus de poids (« militarisation de l’économie »).

Le financement du conflit

Le déclenchement du conflit amène un vent de panique pour ceux qui détiennent des actions dans les entreprises et des placements en banque. Pour ne pas bloquer l’ensemble de l’économie, les bourses sont fermées, le cours forcé des billets est décrété (ils deviennent inconvertibles en or), un moratoire financier suspendant le paiement des dettes est adopté, l’or est rapatrié des succursales bancaires à l’étranger. Pour permettre aux Etats de faire face aux dépenses, les banques centrales sont autorisées à dépasser le plafond d’émission, jusque-là limité. Les taux d’intérêt vont augmenter d’une manière considérable. Le taux d’escompte est relevé.

La guerre entraîne un déficit commercial énorme chez l’ensemble des belligérants, un alourdissement du déficit budgétaire et donc de la dette (multipliée par 30 en Allemagne, 25 aux Etats-Unis, 12 en Grande-Bretagne, 6 en France,…), un gonflement de la monnaie en circulation (multipliée par 11 en Allemagne et Grande-Bretagne, 5 en France), une hausse des prix de gros et de détail (inflation). La croissance des prix va se diffuser par le commerce international.
L’énormité des dépenses est due à la longueur de la guerre et à sa nature industrielle : les produits payés sont rapidement détruits (obus…). L’augmentation des impôts est impossible du fait de la baisse du PNB et de la dégradation des conditions de vie des populations qui par ailleurs ont versé l’impôt du sang… Face à cette situation, les Etats ont recours à plusieurs solutions : la planche à billets ; l’emprunt à court terme ; le recours à la banque centrale ; les taxations sur les flux, droits de douanes et entreprises ; les pillages ; les réquisitions ; les collectes patriotiques…
En Grande-Bretagne, les impôts ont permis de payer 30 % des frais de guerre, contre 16 % pour la France.

Les déséquilibres des années 1920

Le très lourd bilan de la Grande Guerre

La guerre fait au total 9 millions de morts, dont 3,5 pour l’Allemagne et la France. L’hécatombe touche principalement les classes jeunes et dynamiques, entraînant le phénomène des « classes creuses ». A cela il faut rajouter les nombreux blessés, veuves et orphelins qui pèsent sur le budget de l’Etat : à la fin des années 1920, un Français sur dix est pensionné. D’un point de vue démographique, le déséquilibre entre les hommes et les femmes diminue la nuptialité et la natalité.

Les destructions matérielles sont aussi très importantes et touchent inégalement les pays (la Grande-Bretagne est moins meurtrie que l’Allemagne). La France en supporte la plus grande part. Habitations détruites, terres agricoles ravagées, usines, mines, ponts, voies ferrées pèsent lourdement sur le budget des Etats.

Au niveau de la re-création de la carte de l’Europe, l’Allemagne perd 70000 km2 et sept millions d’habitants. Elle est dépouillée de trois quart de ses richesses en minerai de fer, deux tiers de ses ressources en zinc, un quart de son potentiel sidérurgique. Son territoire est scindé en deux (corridor de Dantzig). La Pologne, nouvel Etat, dispose d’un territoire incohérent (l’anarchie des systèmes ferroviaires est resté l’exemple le plus célèbre). L’Empire austro-hongrois est démembré et la Hongrie se voit privée de la moitié de son territoire et de son débouché maritime. La Russie est réduite de 770000 km2 et de 28 millions d’habitants.

La nouvelle hiérarchie des puissances

L’Europe occidentale décline tandis que d’autres pays s’affirment comme des puissances économiques nouvelles (comme le Japon). La question qui se posait alors était de savoir si la situation allait être temporaire. La sortie de guerre est difficile pour certains pays comme les Etats-Unis : l’agriculture américaine s’est fortement développée pour exporter dans les pays de l’Entente durant la guerre, elle se retrouve dans une situation de surproduction dans les années 1920 du fait de la reprise de l’agriculture européenne.

Les Etats-Unis menacent la suprématie économique de l’Europe. Sa production industrielle a fortement augmenté : le secteur automobile devient le plus important et détrône la France, les chantiers navals ont multiplié par dix leur production en 5 ans (les Etats-Unis concentrent plus de 50 % du tonnage mondial contre 8 % en 1913). Le stock d’or américain a progressé et constitue environ la moitié du stock mondial en 1919. La Grande-Bretagne reste cependant une très grande puissance économique, commerciale, financière. Mais rien ne dit que les positions acquises durant une situation anormale ne vont pas refluer. Le souhait du retour « à la normale » des Européens se traduit par un retour du libéralisme et une lutte contre l’intervention étatique. L’idée de présence de l’Etat demeure néanmoins.

La question des réparations et des dettes de guerre

Le problème des réparations découle du traité de Versailles qui attribue la responsabilité de la guerre à l’Allemagne. La Commission des réparations décide aux accords de Spa (1920) et à la conférence de Londres (1921) que l’Allemagne devra verser 132 milliards de marks-or aux nations ayant subi des dommages. La France en reçoit la plus grande part (52 %, contre 22 % pour le Royaume-Uni, 10 % pour l’Italie ou 8 % pour la Belgique). L’Allemagne doit payer 2 milliards par an et s’acquitter d’un impôt de 26 % sur ses exportations pendant 42 ans. La célèbre expression « l’Allemagne paiera », de Klotz, ministre des finances de Clemenceau, résume la position de la France. Le Royaume-Uni se montre bien plus mesuré (en réclamant 45 milliards), son objectif étant le redressement relatif de l’Allemagne afin d’éviter une hégémonie française en Europe. Le plan Dawes (1924) et le plan Young (1929) réviseront à la baisse le montant des réparations (pour le plan Young : 32 milliards de marks-or et un étalement sur 59 ans).

L’emprunt a largement permis de financer la guerre. A sa sortie, les Etats se trouvent à un niveau inédit d’endettement. En Allemagne, la dette qui équivalait avant la guerre à deux mois du revenu national progresse à trois ans du revenu national. La France, qui voit sa dette tripler, doit 3030 millions de dollars au Royaume-Uni et 3991 aux Etats-Unis. Le Royaume-Uni doit 4661 millions aux Etats-Unis. Seuls les Etats-Unis n’ont aucune dette et des créances.

La croissance des années 1920

Les aspects de la croissance

Les années 1920 ne se résument pas qu’aux déséquilibres. Elles sont aussi une période croissance assez générale touchant quasiment tous les secteurs. La production de biens manufacturés est en hausse, la consommation augmente, le marché s’étend. On parle des « années folles » en France, des « années 20 rugissantes » aux Etats-Unis (« roaring twenties »). La croissance des années 1920 se manifeste par la hausse de la production globale d’articles manufacturés : sur une base 100 en 1913, la production globale d’articles manufacturés est de 106 en Grande-Bretagne en 1928/1929, 118 en Allemagne, 139 en France et 172 aux Etats-Unis. Le bilan de la guerre et la situation initiale des pays en 1913 entraînent des décalages chronologiques : en France, l’essor se fait net à partir de 1922 mais il faut attendre 1924 en Allemagne pour que la croissance devienne dynamique.

La France montre un développement plus important que dans un grand nombre de pays, mais son économie demeure « dualiste » : une partie des entreprises reste artisanale, familiale, « archaïque »,… En revanche, le dynamisme s’impose dans le domaine de la production électrique (multipliée par huit) ou dans l’automobile (Citroën, Peugeot, Renault,…). La chimie, stimulée par la guerre, connaît de nouveaux procédés de fabrication et produits.
En Allemagne, la reprise économique est entravée par la liquidation de la guerre, les phénomènes sociaux, les réparations. La Ruhr, cœur industriel de l’Europe, se développe fortement. L’exemple de la sidérurgie est emblématique : la capacité des fours allemands double. En 1929, l’Allemagne a dépassé son niveau de production de 1913 de 21,4 %.
Les Etats-Unis deviennent la première puissance industrielle et un modèle pour les pays occidentaux, avec ses 20 ans d’avance (environ) sur l’Europe. Le revenu réel par habitant passe de 522 à 716 dollars entre 1921 et 1930. Trois secteurs sont particulièrement actifs, mais ce ne sont pas les seuls : l’industrie du bâtiment, l’automobile (en 1930 on compte 26,5 millions de véhicules soit 5 fois plus que dans l’ensemble de l’Europe) et l’industrie électrique. Néanmoins, les trois quart de la population vivent encore sous le seuil de pauvreté en 1929, expliquant la fuite vers l’endettement et l’attrait de la Bourse.
En Grande-Bretagne, les industries vieillies (première nation a être entré dans la révolution industrielle), la politique de déflation et la réévaluation de la livre sterling, la montée la concurrence freinent la croissance. Néanmoins, Londres se développe de façon considérable et demeure une région économique dynamique.

Les facteurs de la croissance

Les trois principaux facteurs de la croissance des années 1920 sont la rationalisation, la concentration et les progrès technologiques.

La rationalisation est stimulée par l’ardeur de la concurrence qui oblige l’industriel à se mettre à niveau. Elle est aussi le fait du recul de l’Etat, du manque de main d’oeuvre (souci de retirer le maximum d’efficacité de chaque employé), de la facilité des investissements et de l’espoir d’un profit plus élevé. Cette rationalisation se déploie dans le cadre du taylorisme déjà mis en oeuvre. Frederic Windslow Taylor, ingénieur (1856-1915), est à l’origine de l’organisation scientifique du travail qui consiste en une division des tâches et une nouvelle façon de payer les salariés (primes à la productivité, contre l’absentéisme, etc.). Henry Ford (1863-1947) systématise le taylorisme et met au point le travail à la chaîne (ligne de montage). Ces idées sont plus rapidement appliquées aux Etats-Unis mais dans tous les pays d’Europe les patrons et acteurs politiques majeurs les feront progresser. La rationalisation concerne aussi les méthodes de vente (développement de la publicité, création de réseaux de vente structurés).

La concentration est, avant 1914, bien plus développée aux Etats-Unis et en Allemagne. Plusieurs types de concentration se présentent, pouvant se combiner entre eux :

  • La concentration commerciale : cartel (entente) de vente, contournement de la concurrence en fixant les prix par des accords, partage du marché, etc.
  • La concentration technique : regroupement des salariés dans un même établissement (en France, en 1906, 42 % des salariés sont dans des entreprises de plus de 10 salariés; en 1926 ils sont 59 %).
  • La concentration verticale : développement d’une entreprise d’amont en aval,, de la matière première au produit fini (par rachat, absorption d’entreprises).
  • La concentration horizontale : déploiement d’une entreprise sur le même segment de production (réduction d’entreprises sur le marché).
  • La concentration financière : concentration du capital (machines et entreprises) dans les mains d’entrepreneurs, de banques parfois les deux (trusts, Konzerns, conglomérats,…).

A la fin du XIXe siècle a émergé une « économie de l’innovation » (Bonin). La seconde révolution industrielle se prolonge et s’amplifie. Les grandes entreprises créent leurs propres laboratoires de recherche. Les progrès de la transmission du courant électrique à haute tension favorisent les applications de cette énergie. Le moteur à explosion est appliqué à l’agriculture et aux transports. Les machines-outils sont perfectionnés, beaucoup plus précises et plus puissantes. La chimie de synthèse donne naissance à des produits nouveaux (plastique, produits pharmaceutiques, textiles).

Les conséquences de la croissance

La croissance a pour conséquence trois évolutions majeures. L’augmentation de la productivité est importante (ainsi, entre 1920 et 1930 le rendement des mineurs allemands progresse d’un tiers), même si elle est inégale selon les pays et les secteurs. Cette hausse considérable de la productivité permet d’accroître les investissements, d’augmenter les salaires, de baisser les prix. Une deuxième conséquence essentielle est « l’ossification des marchés » (Bouvier) : le système capitaliste se rigidifie (diminution de la concurrence, salaires plus résistants à la baisse, montée de l’Etat social). Enfin, le revenu national par tête augmente, bien qu’inégalement selon les pays. Pour une base 100 en 1913, on a en 1928/29 un indice 102 en Allemagne, 105 en Grande-Bretagne, 126 en France, 134 aux Etats-Unis. Le pouvoir d’achat augmente globalement.

Si à la fin des années 1920, la croissance, stimulée par la rationalisation de la production, les différentes formes de concentration, et les innovations, conduit à une hausse globale du pouvoir d’achat, cette hausse est cependant moins rapide que l’augmentation de la productivité. L’industrie produit trop et stocke des surplus, ce qui conduit à une situation de saturation du marché. La surproduction va être une des raisons de la crise des années 1930.

Bibliographie :
BAIROCH Paul, Victoires et déboires : histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos jours, Paris, Gallimard, 1997.
BERNARD Mathias, Introduction au XXe siècle. Tome 1 : 1914 à 1945, Paris, Belin, 2003.
BERSTEIN Serge, MILZA Pierre, Déchirures et reconstruction de l’Europe. 1919 à nos jours, tome 5, Paris, Hatier, 1992.

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