La guerre de Crimée (1853-1856), opposant les Français, Britanniques et Turcs aux Russes, est l'une des guerres modernes les plus mal connues de la France, souvent réduite dans les mémoires au seul « J'y suis, j'y reste ! » de Mac-Mahon. Généralement considérée comme une « aventure inutile » menée par un Napoléon III en quête de gloire - cela colle trop bien à la légende noire du Second Empire ! -, elle fut pourtant engagée malgré les réticences du souverain français, aboutit à la réintégration d'une France isolée diplomatiquement dans le concert des grandes nations et marqua les débuts de l'Entente cordiale.
La guerre trouve dans son origine dans un conflit pluriséculaire, celui de la garde des Lieux saints. Depuis 1536 et les Capitulations conclues entre François Ier et Soliman le Magnifique, leur garde a été accordée à la France, et donc aux catholiques. Les droits de la France sur les Lieux saints sont rappelés dans les Capitulations de 1604, 1673 et 1740.
Cependant, depuis le XVIIIe siècle, les orthodoxes y viennent de plus en plus nombreux et remettent en cause les prérogatives catholiques. Un mythe à la vie dure voudrait que cette affaire des Lieux saints ait été alors une « querelle d'un autre âge », étant juste un prétexte permettant à Napoléon III de jouer au matamore. Or, quels que soient les régimes, la France n'a jamais cessé de défendre ses intérêts du Levant. A travers eux, ce sont des influences (française et russe) qui se confrontent.
Le comte de Choiseul-Gouffier s'occupe des Lieux saints de 1785 à 1792 ; lors de la Révolution, l'ambassadeur Descorches, reçoit ordre du Comité de Salut public (pourtant anticlérical !) de garder les intérêts français ; l'empereur Napoléon intervient à plusieurs reprises pour protéger les églises catholiques des velléités orthodoxes ; puis ce sont les gouvernements de Louis XVIII et de Charles X qui protestent contre les prétentions russes et orthodoxes. Enfin, les gouvernements de la monarchie de Juillet montent en ligne en 1835 et 1847 pour défendre les droits des Latins dans les Lieux saints. Les tensions entre la France et Russie commencent à refaire surface dès 1850. Loin de ranimer une querelle passée, Napoléon III s'inscrit dans la politique traditionnelle de la France.
Napoléon III, tout juste proclamé empereur, est par ailleurs davantage préoccupé par la consolidation du jeune Empire que par un engagement dans une guerre aventureuse. Plusieurs tentatives d'arrangement avec la Russie sont menées, dont celle du 16 janvier 1853 avec Castelbajac, envoyé de la France à Saint-Pétersbourg pour régler la querelle des Lieux saints, mais le tsar reste inflexible.
Pour le tsar Nicolas, l'affaire des Lieux saints est un prétexte pour dépecer l'Empire ottoman. Cet Empire archaïque, souffrant de l'absence de véritables réformes, est surnommé « l'homme malade de l'Europe » et les puissances européennes s'attendent à sa chute au premier choc. La France et la Grande-Bretagne n'y ont pas intérêt, voyant d'un mauvais il une expansion de la Russie lui permettant d'avoir accès à la Méditerranée (via le détroit de Bosphore), y mettant en cause la domination maritime franco-britannique. Mais pour le moment, les Britanniques font, dans l'ensemble, confiance aux Russes qui clament leurs intentions pacifiques ; les illusions tomberont le 5 mai 1853.
Nicolas Ier envoie à Constantinople le prince Menchikov en négociateur, connu pour la brutalité de ses manières. Il s'agit officiellement de régler pacifiquement l'affaire des Lieux saints, alors que des troupes russes se massent aux frontières ! Menchikov, arrivé le 28 février 1853, se comporte en pays conquis et commet plusieurs affronts attentant à la dignité des Turcs.
La Russie demande à l'Empire ottoman rien de moins qu'un droit officiel de protectorat sur les sujets ottomans de confession orthodoxe, ce qui attenterait à sa souveraineté. C'est comme si la Grande-Bretagne demandait un droit de protectorat sur l'ensemble des protestants d'Europe !
Napoléon III, pas dupe des intentions russes au contraire des Britanniques, décide le 22 mars de l'envoie de la flotte de Méditerranée en mer Egée pour faire équilibre à l'armée russe sur le Danube. Il est décidé à faire respecter le traité du 13 juillet 1841, ratifié par Londres, Paris, Vienne, Berlin et Saint-Pétersbourg, lequel a pour esprit de placer l'intégrité de l'Empire ottoman sous la garantie collective desdites puissances et de protéger ses détroits.
Le 5 mai 1853 parvient un ultimatum de Menchikov, à signer dans les cinq jours. La Sublime Porte repousse cet ultimatum et s'en remet « à l'opinion publique du monde entier ». La Grande-Bretagne et la France prennent acte : la mission Menchikov n'avait donc pas le caractère « inoffensif et anodin » annoncé par Nesselrode (ministre des Affaires étrangères russe). En juillet 1853, les troupes russes envahissent les provinces de Moldavie et de Malachie, vassalisées par l'Empire ottoman, et en réponse les Britanniques (qui se décident à agir) envoient une flotte à l'entrée des Dardanelles. Le 4 octobre 1853, malgré le déséquilibre des forces, la Sublime Porte déclare la guerre à la Russie. Les affronts commis par les Russes sont tels que le sultan craint une révolution islamique. Quant à la Russie, elle déclare qu'elle entend mener une guerre défensive, se contentant de repousser les offensives turques.
La guerre est déclarée au tsar le 27 mars 1854 par la France et la Grande-Bretagne. Napoléon III confie le commandement des troupes françaises au maréchal de Saint-Arnaud, connu pour sa volonté de fer. Les troupes britanniques sont dirigées par Lord Raglan. Aucun des deux commandants ne verra la fin de la guerre, emportés par le choléra. Les troupes alliées se déploient autour de Varna (Bulgarie) à la fin mai tandis que les Russes assiègent Silistrie, sur la rive sud du Danube, défendue héroïquement par les Turcs. Saint-Arnaud pensait battre les Russes devant cette ville, mais l'arrivée des Alliés convainquit le tsar d'abandonner le siège (23 juin) et de se replier derrière le Danube.
A cette mauvaise nouvelle (nécessitant d'élaborer un nouveau plan) s'ajoute une catastrophe : le 9 juillet, le choléra fait son apparition à Varna et enlève chaque jour des hommes aux Alliés. Plus tard s'ajouteront le typhus et la dysenterie. Le 18 juillet, les Français et Britanniques décident de retenir le plan de Napoléon III : porter les opérations en Crimée et attaquer Sébastopol, point névralgique de l'Empire où se trouve la flotte russe.
C'est le 14 septembre, après avoir repéré le terrain le plus favorable, que l'armée franco-britannique débarque sur la péninsule de Crimée, à Eupatoria. Le 19 septembre, les Alliés rencontrent l'armée de Menchikov qui leur barre la route sur les hauteurs du petit fleuve de l'Alma. Le lendemain a lieu la bataille. Les zouaves de Bosquet jouent un rôle décisif en contournant les Russes, en escaladant des hauteurs faiblement défendues et en y amenant des canons en passant le long d'un sentier au bord d'un étroit ravin. Les zouaves se retrouvent derrière les Russes avec leurs pièces d'artillerie et ouvrent le feu, à la stupéfaction de Menchikov !
Les Russes finissent par se replier. Les Alliés, faute de cavalerie, ne peuvent pas les poursuivre et de ce fait les laissent s'échapper. Saint-Arnaud a perdu 1400 hommes dont 250 tués, Lord Raglan 2000 hommes dont 350 tués. Menchikov a 5700 hommes hors de combat dont 1800 tués. Pour les Français, c'est leur première victoire depuis 1815.
Le 18 juin, symboliquement pour prendre la revanche de Waterloo, le général Pélissier décide d'un assaut contre la tour Malakoff, mais l'attaque tourne au désastre. La guerre de siège reprend tout l'été et le génie s'active à rapprocher les tranchées françaises des forteresses russes. Le 25 juin 1855, le commandant des Britanniques, Lord Raglan, décède du choléra et est remplacé par Sir James Simpson. Trois jours plus tard, l'amiral Nakhimov, le héros de Sinope, est tué par un tireur d'élite allié.
Sébastopol ne pouvant plus résister très longtemps, le tsar décide d'une contre-offensive contre les Alliés. Celle-ci, menée par Gortchakov contre les troupes françaises et sardes sur la rivière Tchernaïa le matin du 17 août, est catastrophique pour les Russes qui se replient. Le destin de Sébastopol est dès lors scellé.
Au lendemain de la prise de Sébastopol, devenue un champ de ruines, une question se pose : la guerre va-t-elle continuer ? A Londres, l'opinion anglaise s'enflamme pour la poursuite des hostilités : « A Saint-Pétersbourg ! ». Mais Napoléon III est pressé d'en finir ; l'acceptation par le tsar de Quatre points suffirait à la paix : l'abandon de la souveraineté sur les principautés danubiennes, la liberté de navigation sur le Danube, la neutralisation de la mer Noire, l'abandon des revendications à un protectorat sur les orthodoxes de l'Empire ottoman.
Alexandre II n'est cependant pas prêt à la paix, ce sont les puissances européennes qui vont la lui arracher. Tandis que Napoléon III agite le spectre d'une reconstitution de la Pologne (au détriment de la Russie), l'Autriche menace d'entrer en guerre et la Prusse fait savoir sa désapprobation de l'attitude russe. Le tsar cède finalement le 16 janvier 1856, et la conférence de la paix se tient à Paris à partir du 25 février à l'hôtel du ministère des Affaires étrangères, le Quai d'Orsay. Le congrès paraît effacer l'humiliant congrès de Vienne de 1815 pour la France : la sainte alliance entre les puissances absolutistes est brisée ; et il ne s'agit plus comme en 1815 de rétablir un ordre ancien mais de jeter les bases d'une paix européenne durable.
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