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La philosophie de Kurt Gödel



Kurt Gödel constitue l'une des figures les plus marquantes de la logique mathématique au XXème siècle. Le théorème le plus célèbre de Gödel, le théorème d'incomplétude mathématique, constitue une rupture dans l'histoire des idées. Il n'est pas exagéré de dire qu'il est à la logique ce que le cogito cartésien est à la pensée: un principe par rapport auquel tout système doit prendre position.


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Gödel est né en 1906 à Brno. Il étudie à Vienne à partir de 1924 et établit son théorème d'incomplétude en 1930, pour le publier en 1931. Il émigre aux Etats-Unis en 1940 et occupe un poste à l'Institute for Advanced Studies. Cet emploi lui laisse beaucoup de temps de libre, et à côté de ses travaux de logique, il se consacre beaucoup à la philosophie. En 1966, il mentionne ainsi en dehors de son travail logique:
"Depuis 1940,
1. environ 1000 pages sténographiées 6*8
[pouces] de notes philosophiques (également philologiques, psychologiques) parfaitement rédigées (= des assertions philosophiques).
2. Deux articles philosophiques prêts à être publiés.
3. Plusieurs milliers de pages d'extraits philosophiques et littéraires
[...]."

Néanmoins, Gödel ne publia quasiment rien de ses notes philosophiques. A cela deux raisons: la première c'est que sa philosophie était, disait-il, contraire à l'esprit du temps. La deuxième raison, c'est qu'il n'a jamais réussi à obtenir le système rigoureux qu'il espérait tant.
Hypocondriaque, se méfiant des médecins et des gaz, redoutant - sans raisons - un empoisonnement, il meurt à l'âge de 73 ans (en 1978) de sous-alimentation: il pèse alors... 31 kg.

Je n'exposerais pas dans cet article l'ensemble de la philosophie gödelienne mais seulement un aperçu et quelques idées me semblant intéressantes.

Les convictions de Gödel


Avant d'examiner quelques-unes de ses idées, je vous propose de faire un tour d'horizon rapide de ses convictions philosophiques:
- Le monde est rationnel.
- La raison humaine, peut, en principe, être développée de manière plus importante.
- Il y a des méthodes systématiques pour la résolution de tous les problèmes.
- Il y a d'autres mondes et d'autres êtres rationnels, différents ou supérieurs à nous.
- Le monde dans lequel nous vivons n'est pas le seul dans lequel nous ayons vécu et où nous devons vivre.
- Le matérialisme est faux.
- Les religions sont, en général, mauvaises mais la Religion ne l'est pas.

Rien n'est laissé au hasard


Une idée centrale de la philosophie de Gödel est qu'il n'y a pas de hasard dans l'univers. Dieu a créé chaque chose, chaque être dans un but déterminé en lui donnant une nature telle qu'il réalise par lui-même ce que Dieu attend de lui.
Sur ce thème, Gödel est relativement proche d'Einstein. Il lui reprend même sa célèbre expression: "Dieu ne joue pas aux dés avec le monde, c'est-à-dire rien dans le monde ne se fait par hasard". Cependant, Gödel diffère de l'auteur de la théorie de la relativité en ce qu'il donne à cette affirmation un sens bien plus fort. Gödel se passionna en particulier à la politique pour y dénicher des "coïncidences" pouvant donner raison à sa théorie:
"Il est intéressant que, en l'espace d'une demi-année, tous les principaux d'Eisenhower soient morts (opposant politique étranger, Staline, à l'intérieur, Taft). Le président de la Cour suprême également est mort. Quelque chose d'aussi étrange n'est, je crois, jamais arrivé auparavant. La probabilité pour une telle conjonction est de 1 sur 2000."

La célèbre série de coïncidences entre les présidents américains Abraham Lincoln et John Fitzgerald Kennedy peut conforter la thèse gödelienne (cet exemple est purement personnel, Gödel ne l'a jamais évoqué):
- Les noms Lincoln et Kennedy contiennent 7 lettres.
- Lincoln fut élu au Congrès en 1846, Kennedy en 1946.
- Lincoln fut élu président en 1860, Kennedy en 1960.
- Les épouses des deux présidents perdirent toutes deux un enfant alors qu'elles se trouvaient à la Maison Blanche.
- Les noms et prénoms de leurs assassins comportent 15 lettres (John Wilkes Booth et Lee Harvey Oswald).
- La secrétaire de Kennedy s'appelait Lincoln, et celle de Lincoln s'appelait Kennedy. La secrétaire de Lincoln lui avait recommandé de ne pas se rendre au théatre, et la secrétaire de Kennedy lui avait conseillé de ne pas aller à Dallas.
- Tous deux furent assassinés un vendredi, près de leur épouse, d'une balle dans la tête.
- Lincoln fut assassiné dans la loge "Kennedy" du théâtre Ford tandis que Kennedy fut assassiné dans une voiture Lincoln fabriquée par Ford.
- L'assassin de Lincoln tira dans un théatre avant d'aller se réfugier dans un entrepôt, tandis que l'assassin de Kennedy tira depuis un entrepôt avant de se cacher dans un cinéma.
- Les deux assassins furent eux-mêmes assassinés avant d'avoir pu être jugés.
- Le successeur de Lincoln s'appelait Andrew Johnson et celui de Kennedy Lyndon Johnson; ils sont nés respectivement en 1808 et en 1908 et étaient tous les deux sénateurs démocrates du Sud. Leurs noms comportent chacun 13 lettres.
- Andrew Johnson est mort 10 ans après Lincoln, et Lyndon Johnson est mort 10 ans après Kennedy.

Le platonisme


Les philosophes se sont toujours intéressés aux nombres et aux mathématiques. A première vue, ils ne figurent pas dans le monde sensible: on ne touche ni ne voit un nombre. Ces " objets " ont-ils une existence indépendante, dans un monde à part (le monde des Idées platonicien) ou sont-ils seulement inventés par l'esprit humain ?
Gödel soutient la première hypothèse. Dans un texte de 1951, il écrit:
"La position platoniste est la seule qui soit tenable. Par là, j'entends la position selon laquelle les mathématiques décrivent une réalité non sensible qui existe indépendamment aussi bien des actes que des dispositions de l'esprit humain et qui est seulement perçue, et probablement perçue de façon très incomplète, par l'esprit humain."

Si Gödel a plusieurs arguments pour soutenir la réalité indépendante des objets mathématiques par rapport à l'esprit humain, il revient toujours au même: un objet qui possède des propriétés que nous ne connaissons pas ne peut pas avoir été créé par nous de façon consciente et à partir de rien. Nous ne connaissons que ce que nous créons à dessein.

Le théorème d'incomplétude mathématique


La démonstration de ce théorème est trop complexe pour être exposée ici.
Néanmoins, voici les résultats de Gödel:
- La cohérence des mathématiques ne peut pas être démontrée à l'intérieur des mathématiques.
- Tout système d'axiomes (un axiome est un postulat, c'est-à-dire une base logique à partir de laquelle on élabore un système logique) contient des propositions indécidables, ni vraies ni fausses (une proposition indécidable auto-référentielle célèbre est celle du menteur: quand je dis "je ment", je dis la vérité ou je ment ?).
- Tout système d'axiomes ne peut pas être à la fois complet et cohérent.
- Tout système d'axiomes contenant l'arithmétique (la théorie des nombres) contient des propositions dont on peut savoir qu'elles sont vraies mais non démontrables.

Le point le plus important philosophiquement est l'existence de propositions vraies mais non démontrables. Si elles sont non démontrables, comment pouvons-nous savoir qu'elles sont vraies ? Gödel répond que c'est parce que nous avons un contact étroit avec le monde des Idées platonicien. Il estimait que l'intuition mathématique, qui se passe de toute démonstration, est aussi réelle que la perception.

L'esprit et le cerveau


Pour Gödel, le cerveau est une machine de Turing qui ne peut prendre qu'un nombre fini d'états possibles. On dispose d'un nombre de neurones fini, susceptibles de se connecter les uns les autres. Les connexions sont, soit ouvertes, soit fermées. L'état du cerveau à un instant t donné est alors déterminé par les connexions ouvertes entres les neurones: il n'y a qu'un nombre fini d'états possibles.
Mais Gödel refuse le fait que l'esprit soit lui-même une machine et soit donc réductible au cerveau. Pour Gödel, le matérialisme qui assimile l'esprit au cerveau est fondé sur une métaphysique basée sur des "préjugés" de notre temps.
Gödel entend montrer l'irréductibilité de l'esprit au cerveau par ce raisonnement:
1. On admet que l'Homme peut résoudre tout problème qu'il peut se poser.
2. On admet que le cerveau est une machine de Turing, c'est-à-dire qu'il ne peut prendre qu'un nombre fini d'états possibles.
3. Le fonctionnement de l'esprit est donc irréductible à celui du cerveau.
4. On remarque que la façon la plus simple de dissocier le fonctionnement de l'esprit à celui du cerveau est d'accorder à l'esprit un nombre infini d'états possibles.
5. On conclut que puisque l'esprit est capable de prendre des états internes plus nombreux que ceux du cerveau, il faut que l'esprit soit une entité distincte du cerveau.
6. Si l'esprit est une entité distincte du cerveau, il doit pouvoir exister sans le cerveau.

C'est avec l'énoncé n°6 que l'on arrive à la question de l'au-delà.

La vie après la mort


Gödel soutient sans ambiguïté que notre esprit (l'ego) survit à la mort. Dans une lettre de 1961 à sa mère, il écrit:
"Dans ta dernière lettre tu poses une question difficile, à savoir si je crois que nous nous verrons à nouveau [dans l'au-delà]. Sur ce point, je peux seulement dire la chose suivante: si le monde est rationnellement organisé et a un sens, alors ce sera le cas. Car quel serait le sens de former un être (l'homme) qui a un tel éventail de possibilités pour son développement individuel et pour ses relations avec les autres et de ne pas lui permettre d'en réaliser le millième ? C'est comme si l'on construisait les fondations d'une maison, avec beaucoup de difficultés et de dépense, pour ensuite tout laisser à la ruine."
Le développement infini de l'esprit humain (qui est, selon Gödel capable d'adopter un nombre infini d'états) n'est possible qu'à condition que l'âme soit immortelle. Si tout, dans la création divine a un sens comme Gödel le pense, l'Homme doit pouvoir développer ses facultés dans un autre monde.

Le meilleur des mondes


Gödel reprend la thèse leibnizienne que nous vivons dans le meilleur des mondes possibles. Dieu a envisagé tous les mondes et a créé le meilleur. Un argument majeur pour Gödel se trouve dans les mathématiques: nos systèmes mathématiques sont cohérents et manifestent une réelle harmonie. S'appliquant au monde sensible, ils en révèlent la beauté sous-jacente. Il s'agit ici d'un argument majeur car pour le logicien, les théories mathématiques que nous avons élucidées représentent la seule portion de réalité que nous connaissons parfaitement et définitivement:
"Notre réalité totale et notre existence totale sont belles et signifiantes - c'est une pensée leibnizienne. Nous devons juger de la réalité en prenant en compte cette petite partie que nous connaissons véritablement. Puisque cette petite partie que nous connaissons conceptuellement s'avère si belle, le monde réel que nous connaissons si peu doit être aussi beau."

Quant à l'objection de l'existence du mal, Gödel répond:
"La vie telle que nous la connaissons pourrait ne pas être l'existence totale de l'individu. Peut-être se poursuit-elle dans un autre monde dans lequel il n'y a ni maladies ni mort et où tous les mariages sont heureux et toute tâche (toute carrière) est agréable."
Il faut donc pour tirer une conclusion négative sur notre monde attendre la suite: la vie après la mort.

La non-objectivité du temps


Le temps, n'a, dans la philosophie de Gödel, aucune réalité objective. Le temps n'existe que pour un observateur, dans sa relation avec la réalité. Entre 1946 et 1949, le logicien travaille à un article d'Einstein et de Kant et arrive à définir des univers qui vérifient la loi de la théorie de la relativité générale et autorisent le voyage dans le temps. A partir de là, il développe une série d'arguments montrant que le temps n'a pas de réalité indépendante de l'observateur.
Le principe est le suivant: si un observateur peut revenir dans le passé, il faut nécessairement que ce passé n'ait pas disparu, mais qu'il demeure accessible au même titre que l'espace. Il est donc autant possible de voyager dans l'espace que dans le temps. Le temps (comprenant le passé et le futur) a donc la même réalité que l'espace. Il est donc en un sens, éternel: la flèche du temps est ainsi subjective et ne possède pas de réalité indépendante de l'observateur.
Notons que cette théorie reste vraie si l'univers autorise le voyage dans le temps en théorie mais pas en pratique.
L'univers en lui-même ne connaît donc pas l'écoulement du temps. Notre passé ne s'est pas évanoui et le futur est déjà là. Les choses ne passent pas, elles sont ou tout simplement elles ne sont pas.



Et nous terminons ainsi avec une réflexion de Gödel sur le temps.
Il s'agissait ici de quelques éléments de la philosophie de Gödel que je trouve pour ma part fascinante. Elle ne se réduit pas à ce que je vous ai exposé ici.

Enfin, un bon ouvrage pour la découvrir:
Pierre Cassou-Noguès. Les démons de Gödel. Seuil, 2007.





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Naissance de : François-Christophe Kellermann, militaire français (1735-1820).

Décès de : Henri Grégoire, dit l'abbé Grégoire, prêtre et homme politique français (1750-1831).

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